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La multiplication est l'addition : la multiplication n'est pas l'addition.

Le raisonnement est l'attention : le raisonnement n'est pas l'attention.

La glace est de l'eau la glace n'est pas de l'eau.

Le pain est du froment : le pain n'est pas du froment.

Ici, messieurs, nous avons la clef d'une infinité de malentendus, qui, dans tous les temps, ont divisé les philosophes, et qui, tous les jours, produisent les plus vaines, et souvent les plus funestes disputes.

Afin de nous bien expliquer, supposons une science parfaite, et présentée de la manière la plus parfaite qu'on puisse imaginer.

Les vérités exposées dans les diverses parties de la science que nous venons de supposer, formeront une suite continue, dont chaque terme participera de celui qui le précède, et de celui qui le suit; de celui qui le précède, puisqu'il ne fera que le modifier; de celui qui le suit, puisqu'à son tour il n'en sera que modifié.

Chaque terme, le premier excepté, étant donc une modification du précédent, qui luimême est toujours une modification de celui qui le précède, il s'ensuit que tous les termes,

TOME 11.

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les plus éloignés comme les plus voisins du premier, ne seront, à la rigueur, que des modifications de ce premier, quelque différence qu'il y ait d'ailleurs entre ces termes comparés

entre eux.

Alors il sera vrai que chaque terme, quoique différent du premier, puisqu'il sera ce premier plus ou moins modifié, ne sera cependant au fond, ou dans son origine, ou dans son principe, que ce premier.

Par conséquent on pourra, sans contradiction, affirmer de chaque terme, qu'il est identique avec le premier; et l'on pourra aussi affirmer qu'il ne lui est pas identique, parce que chaque terme sera considéré sous deux points de vue, en lui-même, et dans son principe.

Mais, pour avoir le droit d'affirmer et de nier ainsi tout à la fois, il faudra s'être bien assuré du double point de vue sous lequel doit être pris chaque terme de la suite; c'est-à-dire, qu'il faudra bien savoir ce que c'est que l'analyse, ce que c'est que la génération des idées, en quoi consiste le passage du connu à l'inconnu; comment les vérités se transforment successivement pour faire place à de nouvelles vérités, pour devenir de nouvelles vérités.

Tant qu'on n'aura pas saisi cet enchaîne

ment, ces développemens successifs et gradués, chaque idée n'étant considérée qu'en elle-même, et sous un point de vue unique, sera jugée entièrement différente de toute autre idée; alors, entre l'affirmation et la négation, on croira voir une opposition réelle, on ne pourra même s'empêcher de la voir. Mais l'opposition ne sera pas dans les choses; elle ne sera que dans notre esprit, dans notre manière de voir, dans une connaissance imparfaite des choses.

Celui qui, ayant fait une étude des facultés de l'âme, en aura bien conçu le système, énoncera deux vérités également incontestables, soit qu'il dise que le raisonnement n'est que l'attention, soit qu'il dise que le raisonnement est une opération différente de l'attention. Celui, au contraire, qui n'est jamais remonté à l'origine de ces facultés, et qui n'en soupçonne pas la génération, sera révolté d'entendre que le raisonnement est et n'est pas une même chose que l'attention. Le premier, dans l'état actuel des choses, voyant un état antérieur, porte l'affirmation sur un point de vue, et la négation sur un autre ; tandis que le second, qui ne voit que ce qu'il a sous les yeux, laisse tomber tout à la

fois l'affirmation et la négation sur un seul et même point de vue.

C'est donc parce que la plupart des sciences sont encore dans un état d'imperfection, ou si elles sont plus avancées, c'est parce qu'elles nous sont mal connues; c'est parce que nous sommes ignorans ou mal instruits, que nous sommes exposés à nous tant contredire, à nous haïr, à nous persécuter pour des opinions dont la différence n'a pas de fondement réel. Avec plus de lumières, nous verrions tous les mêmes choses, et nous en porterions les mêmes juge

mens.

Je citerai un exemple célèbre, et je n'irai le demander ni aux Grecs ni aux scolastiques. Il est de notre temps. La dispute a commencé vers le milieu du dernier siècle, et elle dure

encore.

Juger c'est sentir: juger n'est pas sentir. Il s'agit de savoir laquelle de ces deux proposition est la vraie, laquelle est la fausse.

Je ne serais pas surpris que plusieurs d'entre vous eussent de la peine à comprendre qu'on puisse être divisé sur une pareille question. Juger, direz-vous, c'est, ou sentir simplement un rapport, ou l'apercevoir, c'est-àdire le sentir d'une manière distincte, ou

l'affirmer, c'est-à-dire le prononcer parce qu'on l'aperçoit et parce qu'on le sent (leç. 4). Apercevoir un rapport, c'est le sentir; affirmer un rapport, c'est le sentir encore. Juger, c'est donc nécessairement sentir. Comment a-t-on pu mettre en doute la vérité de la première proposition, juger c'est sentir?

:

Vous allez le voir, messieurs, et vous-mêmes vous allez vous refuser à dire que juger c'est sentir, si, oubliant la langue que nous nous sommes faite, vous adoptez pour un moment la langue qu'on parlait et qu'on parle que sentir signifie exclusivement éprouver des sensations, il sera alors indubitable pour vous que juger est autre chose que sentir, que juger n'est pas sentir; car il vous serait impossible de confondre le sentiment de rapport, la perception de rapport, l'affirmation de rapport, avec les

sensations.

Or, dans le langage des philosophes de l'un et de l'autre parti, sentir ou éprouver des sensations, sentiment ou sensation, sont une seule et même chose (1). Les deux propositions peuvent donc se traduire de la manière suivante : Le

(1) Il faut excepter ceux qui ont admis un sens moral.

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