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SIXIÈME LEÇON.

ÉCLAIRCISSEMENS SUR LES CAUSES DE NOS IDÉES.

Des rapports. Solution de quelques questions.

SENTIR et connaître, nous l'avons assez dit, sont deux choses qu'on doit bien se garder de confondre. Pour sentir, il suffit à l'âme d'être passivement affectée; au lieu que pour connaître, il faut qu'elle agisse sur ce qu'elle sent, ou que son action se soit déjà appliquée à ce qu'elle a senti d'abord.

Entre le sentiment et la connaissance, se trouve donc interposée l'action de l'âme ; et cette action, toujours nécessaire, se fait remarquer surtout lorsqu'elle a été provoquée par de vifs sentimens de plaisir ou de peine, ou lorsqu'elle a été commandée par un ordre plus absolu de l'âme elle-même.

Alors, les facultés de l'entendement se portent à l'envi sur toutes nos manières de sentir. L'attention les isole pour les étudier à part, pour connaître ce qu'elles sont en elles-mêmes. La comparaison les rapproche; elle cherche à

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les apprécier les unes par les autres. Le raisonnement profite de ce que lui ont appris l'attention et la comparaison; il pénètre plus avant ; il découvre ce que les deux premières facultés nous auraient toujours laissé ignorer.

Le sentiment, s'il était seul, aurait beau se répéter, se multiplier, cesser, recommencer, et remplir ainsi la vie la plus longue, il ne laisserait après lui aucune trace de lumière. Le passé serait perdu, l'avenir ne pourrait être soupçonné; et l'absence de toute mémoire, de toute prévoyance, concentrerait la durée des siècles dans une existence toujours momentanée, toujours indivisible.

Il ne suffit donc pas que le sentiment recèle les sources de l'intelligence; il faut que l'âme applique ses forces au sentiment pour en faire sortir les idées (lec. 2).

On a de la peine à recevoir cette vérité sans la restreindre par quelques exceptions. On convient que les idées des facultés de l'âme, que plusieurs idées de rapport, et plusieurs idées morales, ne se présentent pas d'elles-mêmes; qu'il faut pour les obtenir un travail de l'esprit qui ne se fait que trop sentir, et qui n'est pas toujours récompensé par le succès. Mais en même temps on est porté à croire que les idées

sensibles nous viennent toutes faites, qu'elles ne different en rien des sensations, et qu'elles sont l'effet immédiat de l'impression des objets

sur nos sens.

Je n'ai besoin, pour achever de vous convaincre, que des observations les plus communes, les plus familières.

Qu'on mette sous nos yeux une écriture inconnue; ce sera, je suppose, de l'arabe ou du sanscrit. Que verrons-nous au premier instant? Que discernerons-nous?

Je dis que nous verrons tout; mais que nous

ne discernerons rien.

Nous verrons tout, car les rayons partis de chacun des points de tous les caractères qui sont devant nous, pénètrent jusqu'au fond de l'œil, et font sur la rétine une impression, en vertu de laquelle nous sentons ou nous voyons, sans qu'il nous soit possible de ne pas voir. La volonté ferait de vains efforts pour nous soustraire à des sensations qui sont la suite nécessaire du mouvement reçu par l'organe.

Mais, s'il est incontestable que nous verrons tout, il ne l'est pas moins que nous ne discernerons rien, tant que l'oeil qui vient de recevoir l'impression simultanée de tous les caractères, ne l'aura pas distribuée par le regard en

TOME II.

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plusieurs impressions partielles et successives; et, si nous nous obstinions à ne jamais regarder ainsi successivement, les pages d'un volume resteraient sous nos yeux, des années, toute la vie, sans rien transmettre à l'intelligence. Il faut donc que le regard s'arrête sur chaque mot en particulier, afin de détacher son image de l'image totale; et cela ne suffit pas encore. Pour peu que le mot soit composé, ne le fût-il que de trois, ou même de deux caractères, nous sommes obligés de le décomposer, d'étudier ces caractères un à un, pour parvenir à les embrasser à la fois d'une manière distincte.

C'est ainsi que nous avons appris à lire notre langue ; et, si aujourd'hui nous saisissons avec une extrême rapidité toutes les lettres qui entrent dans la composition d'un mot français; si nous les distinguons infailliblement les unes des autres, c'est que nous avons dès long-temps appris à faire cette distinction. Les enfans en sont la preuve. Ils ne voient d'abord, à l'ouverture d'un livre, que du blanc et du noir; et j'ajoute, sans craindre d'énoncer un paradoxe, qu'ils ne distinguent même le blanc du noir que parce qu'ils ont appris à les distinguer. Un enfant dont les yeux s'ouvrent pour la pre

mière fois à la lumière, voit sans doute; mais ne croyez pas qu'il soit affecté par la diversité des couleurs. Toutes se réunissent en une sensation confuse, dans laquelle il ne démêle rien, et dans laquelle il ne pourra rien démêler jusqu'au moment où le regard aura opéré ce démêlement.

Si nous ne faisions que voir sans jamais regarder, tout nous assure que le sens de la vue serait impuissant à nous donner la moindre idée.

Qui n'a pas éprouvé qu'on peut avoir cent fois, et les yeux bien ouverts, parcouru la longueur d'une rue, sans en connaître autre chose que la direction, et le point où elle aboutit, parce que ce sont les seules choses qu'on aura remarquées?

A voir la multitude des monumens d'architecture, des ouvrages de sculpture et de peinture, qui ornent les places, les palais, et qu'on rencontre partout dans une grande capitale, ne dirait-on pas qu'il est impossible que, de tant d'impressions qui se renouvellent à chaque instant, il ne sorte une foule d'idées? Vous savez ce qui en est, et jusqu'où vont, dans les beaux-arts, les connaissances du peuple. Il a des yeux qui reçoivent l'impression des chefs

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