Page images
PDF
EPUB

des sensations éprouvées et des idées qui en dérivent, les premiers rangs ne seraient pas pour les Descartes, les Newton, et pour les hommes qui ont le plus vécu d'une vie intérieure. Ce n'est pas à des solitaires que nous devrions les plus beaux modèles de la raison et du goût.

Les sensations sont le commencement de l'exercice de la sensibilité. Les idées sensibles sont le commencement de l'intelligence. Mais ces commencemens ne sont pas principes de sentimens autres que les sensations, d'idées autres que les idées sensibles. Les sensations précèdent les autres manières de sentir, elles ne les engendrent pas. Les idées sensibles sont antérieures aux idées de rapport et aux idées morales; elles ne se transforment pas en idées de rapport, en idées morales. Ce qu'il y a de plus noble, de plus élevé dans l'esprit, ne se trouve donc ni dans les sensations, ni dans les idées sensibles, Les idées sensibles sont les premières en date elles sont même une condition sans laquelle, dans notre état actuel, nous serions privés de toute idée intellectuelle et de toute idée morale. Mais si les idées sensibles sont les premières en ordre de succession, elles ne sont pas les premières sous les rapports qui donnent

:

à notre être toute sa dignité, à notre raison toute sa puissance.

Telle est la part des sensations et des idées sensibles. Chercher à l'augmenter aux dépens des autres espèces de sentimens et des autres espèces d'idées, ce serait perdre d'un côté sans rien gagner de l'autre. Car les sensations ne peuvent s'accroître que de ce qui leur est homogène. Les idées sensibles ne peuvent s'identifier qu'avec des idées de même nature.

Disons donc qu'il existe, non pas une source, mais quatre sources d'idées; non pas une origine, mais quatre origines de connaissances; disons que ces origines ne sauraient se confondre dans une origine unique, parce que les quatre manières de sentir qui sont ces quatre origines, sont tellement distinctes, qu'il y a solution de continuité entre les unes et les autres (lec. 3).

Que peut-on objecter contre cette théorie? Qu'elle se sépare des deux principales doctrines qui jusqu'à ce moment ont partagé les philosophes?

Mais cela n'est point une objection, car les deux doctrines dont on parle, sont elles-mêmes divisées entre elles, les partisans de l'une faisant toutes les idées originaires des sens, et les

1

partisans de l'autre ne concevant pas qu'on établisse le moindre rapport entre les idées et les sensations.

Dira-t-on que nous sommes dans la nécessité de combattre toutes les raisons, et de refuter tous les argumens employés par les disciples ou les successeurs de Platon et d'Aristote?

L'obligation qu'on nous impose n'est pas aussi onéreuse qu'on pourrait le croire. A ce que ces philosophes ont d'opposé à notre doctrine, nous avons déjà répondu, en établissant cette doctrine; à ce qu'ils ont d'opposé entre eux, nous répondrons à Aristote par Platon, et à Platon par Aristote; ou plutôt nous ne répondrons ni à l'un ni à l'autre, puisque leurs argumens ne s'adressent pas à nous. Les Platoniciens attaquent les Péripatéticiens; nous ne sommes pas Péripatéticiens. Les Péripatéticiens attaquent les Platoniciens, nous ne sommes pas Platoniciens. Aucune des innombrables diffi

cultés que, depuis des siècles, se font réciproquement les philosophes qui ont traité de l'origine des idées, ne nous regarde. Nous ne disons pas: Les idées viennent des sens. Nous ne disons pas les idées sont innées. Nous disons que ces deux opinions sont fausses l'une et l'autre; la première, pour n'être qu'en partie

d'accord avec l'expérience, la seconde, pour être tout-à-fait contraire à l'expérience.

Je pourrais me borner à ce peu de mots. Ils suffisent pour nous donner le droit de négliger des raisonnemens qui ne nous intéressent en rien. Mais le but principal de nos leçons étant, ainsi que nous l'avons déjà annoncé, de chercher à acquérir cet esprit de critique, qui, dans les ouvrages des philosophes, sépare à l'instant et avec autant de sûreté que de promptitude, le vrai du faux, soit dans les idées, soit dans la manière de les exprimer; nous examinerons quelques-uns de ces raisonnemens qu'on donne et qu'on reçoit comme des preuves irrésistibles. Nous arrêterons un moment notre attention sur quelques-uns de ces énoncés dont des yeux prévenus croient voir s'échapper la plus vive lumière.

Commençons par le passage si connu et si souvent reproduit de la Logique de P.-R. L'auteur de cette logique, ou plutôt Descartes dont il emprunte le raisonnement, veut prouver, contre Gassendi et contre Hobbes, que toutes les idées ne viennent pas des sens. Il cite à son appui l'idée de l'étre et celle de la pensée; et il prétend que l'âme forme ces idées

par sa propre énergie, indépendamment du concours des organes. Voici le passage.

« Je demande par quel sens les idées de l'étre et de la pensée sont entrées dans l'esprit. Sontelles lumineuses ou colorées pour être entrées par la vue? d'un son grave ou aigu pour être entrées par l'ouïe? d'une bonne ou mauvaise odeur pour être entrées par l'odorat? d'un bon ou d'un mauvais goût, pour être entrées par le goût? froides ou chaudes, dures ou molles. pour être entrées par l'attouchement? que, si l'on dit qu'elles ont été formées d'autres images sensibles, qu'on nous dise quelles sont ces. autres images sensibles dont on prétend que les idées de l'être et de la pensée ont été formées, et comment elles ont été formées; ou par composition, ou par ampliation, ou par diminution, ou par proportion que si l'on ne peut rien répondre à tout cela qui ne soit déraisonnable, il faut avouer que les idées de l'être et de la pensée ne tirent en aucune sorte leur origine des sens; mais que notre âme a la faculté de les former de soi-même, quoiqu'il arrive souvent qu'elle est excitée à le faire par quelque chose qui frappe les sens, comme un peintre peut être porté à faire un tableau pour l'argent qu'on lui promet, sans qu'on puisse dire

« PreviousContinue »