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notre esprit, substances, modes, réalités, abstractions, points de vue, choses et mots, pour tout dire. Elle est un rapport de distinction, un jugement, mais un jugement d'une espèce particulière, un jugement préalable à tout autre jugement, un jugement que supposent tous les autres jugemens.

Avant de juger que Paul est médecin, il faut que j'aie l'idée de Paul, et l'idée de médecin; c'est-à-dire, qu'il faut que je distingue, ou que je puisse distinguer Paul, de tout ce qui n'est pas lui; et il faut aussi que je sache distinguer la profession de médecin de toutes les autres professions. J'ai en effet l'idée de Paul, du moment que je puis le reconnaître parmi tous les hommes. Je me suis fait une idée de la profession de médecin, lorsque je suis en état de la distinguer de toutes les autres professions, et principalement de celles qui s'en rapprochent le plus, comme la chirurgie, la pharmacie.

Le rapport de distinction entre Paul et tous les autres hommes, entre la profession de médecin et toutes les autres professions, est donc un préalable nécessaire pour porter le jugement Paul est médecin. Or, on a donné le nom d'idée et refusé celui de jugement à ce rapport préalable, à ce rapport antérieur à tous les

que

rapports qui se trouvent entre un sujet et un attribut; soit que ces derniers rapports, n'étant que sentis, n'aient pas reçu de nom, soit qu'étant perçus et affirmés, ils aient reçu le nom de jugement.

Voilà ma réponse, ou mes réponses aux objections qui m'ont été proposées. Si vous les adoptez, vous resterez convaincus sans doute, qu'il y a des idées-images, des idées-souvenirs, et que toutes sont des rapports ou des jugemens. Mais vous ne direz plus que toute idée est image, ni que l'idée et le souvenir sont une même chose; et, en vous rappelant toujours que l'idée est un jugement, vous lui laisserez toujours son nom d'idée.

Je sens que cette leçon commence à se prolonger au delà des bornes que nous nous prescrivons ordinairement; il est temps de la terminer. J'ai regret, en finissant, de n'avoir pas mieux développé quelques-unes des choses qu'elle renferme; mais votre méditation achèvera un travail imparfait.

Vous vous direz que, si l'homme met quelque prix à son intelligence, il doit, tous les jours, rendre grâces à l'auteur de la nature de lui avoir donné la faculté de parler, puisque c'est par la parole qu'il affirme la vérité, et

qu'il nie l'erreur. L'être qui ne parle pas sera mû par l'instinct du sentiment, mais non éclairé par la lumière de la raison; ou combien sera faible cette lumière, à moins qu'il ne supplée la parole par un langage d'action perfectionné lui-même par la parole!

Vous admirerez que la langue des Grecs n'ait plus cherché à nommer la raison, quand une fois elle eut nommé la parole.

Vous applaudirez aussi à la langue des Romains, qui ne distingua jamais le raisonnement du discours.

Ce bon sens, empreint dans les langues des anciens peuples, vous avertira de la nécessité de diriger vos réflexions vers les signes de la pensée, afin de connaître la pensée elle-même.

Alors, vous ne serez plus étonnés de l'influence que la philosophie accorde au langage, sur le développement des facultés de l'esprit, et sur le développement de ses connaissances.

Et vous vous pénétrerez enfin de cette vérité, que l'art de penser ne dépend pas seulement de l'art de parler, mais qu'il se réduit à l'art de parler; dans le même sens que l'art de mesurer les angles se réduit, en géométrie, à l'art de mesurer les arcs de cercle; et qu'en astronomie, l'art de trouver la latitude des lieux,

se réduit à l'art de trouver les différentes hau

teurs du pôle.

Après avoir long-temps arrêté votre pensée sur cette admirable propriété, qui fait de la parole un instrument nécessaire à l'attention pour changer les sentimens en idées, en faisant succéder à des rapports qui n'étaient que `sentis, des rapports qu'on perçoit et qu'on affirme, vous ne pourrez vous empêcher de

remarquer :

Que cette différence, entre les simples sentimens de rapport et les perceptions de rapport, est la mesure de la différence entre les esprits;

Que tous les hommes, sans être doués du même degré de sensibilité, ou de la même espèce de sensibilité, ont néanmoins, dans leur sentiment, une source intarissable de connais

sances; mais que les uns, possesseurs indolens d'un bien qu'ils négligent, laissent leur intelligence dans un état de pauvreté et de dénûment, tandis que les autres, plus actifs et plus industrieux, l'enrichissent tous les jours de nouvelles acquisitions ;

Qu'à la vérité, lorsqu'il s'agit de ces rapports qui sont puisés au fond de la nature humaine, des rapports qui intéressent vivement la mo

rale et la justice, de ceux qui nous révèlent notre dignité ou notre grandeur, l'égalité s'établit aussitôt entre les âmes; toutes sont émues également; toutes s'élèvent à la fois : le sentiment tient lieu de connaissance ; il se suffit à lui-même, et le savant oublie ce qu'il savait, pour sentir avec les ignorans.

Mais ces circonstances sont rares : le sublime ne se montre que de loin à loin dans les productions des hommes; et, si les ouvrages de la nature, si l'ordre de l'univers en offrent des modèles qui subsistent toujours, l'habitude nous empêche de les admirer; souvent même elle nous empêche de les sentir.

C'est donc dans les rapports de l'ordre commun, dans les choses ordinaires de la vie, c'està-dire, dans presque tout ce que les hommes pensent, ou disent, ou font journellement, que se marque cette différence entre les esprits qui cultivent le sentiment, et ceux qui le conservent brut, s'il est permis de le dire. Ceux-ci, toujours esclaves d'une aveugle routine, semblent craindre de surpasser l'instinct des animaux : les premiers, par l'exercice continuel de leurs facultés, s'élèvent sans cesse au-dessus d'eux-mêmes.

Le sentiment de rapport, qui précède tou

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