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serait, en quelque manière, inaccessible à l'erreur car l'erreur n'est ni dans le sentiment, ni dans la perception; ce qu'on sent, on le sent; ce qu'on voit, on le voit; mais ce qu'on affirme peut ne pas être.

N'attendons pas une telle réserve, une telle sagesse de la part des hommes. Tant que l'amour de la vérité ne sera pas le premier de leurs intérêts; tant que le vain désir de paraître, tant que les passions règneront sur la terre, on décidera sans connaissance, on prononcera au hasard; l'orgueil, surtout, aime les affirmations tranchantes; s'il balançait un moment, on pourrait le soupçonner d'ignorer quelque chose.

Sentir des rapports, les percevoir, les affirmer, sont donc trois manières de juger qui se développent successivement. On peut sentir des rapports sans les percevoir, on peut les percevoir sans les affirmer; mais on ne peut affirmer de vrais rapports sans les avoir perçus, ni les percevoir sans les avoir sentis.

Puisque la distinction des trois sortes de jugemens est fondée sur la nature, il s'ensuit que le mot jugement sert tour à tour à exprimer trois choses réelles, qu'il a trois acceptions réelles.

Mais les philosophes ayant presque toujours confondu le sentiment de rapport avec la perception de rapport, il est arrivé que le simple sentiment de rapport, considéré indépendamment de la perception de rapport, n'a pas reçu le nom de jugement. Nous nous conformerons à cet usage, et, dans nos discours, l'acception du mot jugement n'ira pas ordinairement plus loin que les affirmations et les perceptions de rapport.

Ainsi, quoique le sentiment de rapport soit un vrai jugement, nous ne lui en donnerons pas le nom; nous ne lui donnerons pas de nom particulier ; nous lui laisserons le nom de sentiment de rapport.

Ainsi, et pour en venir enfin à la réponse qu'on attend de moi, quoique l'idée soit un vrai jugement, puisqu'elle consiste dans un rapport de distinction, nous ne lui donnerons pas le nom de jugement; nous lui laisserons le nom d'idée.

L'idée, nous en avons prévenu, est un jugement d'une espèce particulière, un jugement à part. Dans les trois sortes de jugemens dont nous venons de parler, on a deux termes dont le rapport est ou senti, ou perçu, ou affirmé; deux termes qui se confondent dans le senti

ment, qui se séparent dans la perception, pour se réunir, mais sans se confondre, dans l'affirmation. L'enfant à la mamelle n'éprouve d'abord qu'un sentiment résultant de la douceur du lait; bientôt il acquerra les deux idées de lait et de douceur; enfin il les réunira sans les confondre, en disant : Le lait est doux. L'idée que nous nous faisons d'un objet ne consiste pas dans le sentiment, ou dans la perception, ou dans la réunion d'un sujet et de sa qualité; elle ne consiste pas dans le résultat de la comparaison d'un sujet et d'une qualité ou de plusieurs qualités considérées comme une seule. Le nombre des termes qui entrent dans le second membre du rapport constitutif de l'idée n'est pas déterminé. Il peut n'y en avoir qu'un seul, il peut y en avoir mille; car l'objet dont on cherche à se faire une idée, peut être en présence de tous les objets de la nature, et l'idée sera d'autant plus exacte, plus complète, qu'elle sera le résultat d'un plus grand nombre de rapports partiels. Vous avez l'idée d'un agneau que vous voyez dans la prairie; vous le distinguez d'un chevreau, et à plus forte raison d'un cheval, d'un arbre, etc.; mais le berger est en état de le distinguer de tous les autres agneaux, ce que vous ne sau

riez faire. L'idée qu'il a est donc plus sûre que la vôtre. Vous n'avez idée de l'agneau qu'autant que vous le comparez à des objets très-différens. Le berger en a idée en le comparant à ceux qui lui ressemblent le plus, à ceux qui pour vous lui ressemblent entièrement.

Nos idées s'approchent donc ou s'éloignent de la perfection, à mesure que les objets qu'elles nous font connaître se distinguent d'un plus grand ou d'un plus petit nombre d'objets; et cette proposition est évidente, car elle signifie que nos idées sont d'autant plus parfaites qu'elles nous montrent un plus grand nombre de qualités dans les êtres. N'est-ce pas en effet par leurs qualités que les êtres se distinguent? et le mot qualité lui-même, que signifie-t-il, sinon ce qui distingue, ce qui nous sert à distinguer?

Nous avons appris à ne pas confondre les facultés de l'entendement avec les sensations; nous en avons acquis une première idée. Nous les avons séparées des facultés de la volonté ; l'idée a reçu un nouveau degré de lumière (t. 1, lec. 4).

Nous avons distingué la liberté morale de la simple volonté ou de la préférence; nous l'avons distinguée de l'activité, de la spontanéité; nous l'avons distinguée de la liberté naturelle,

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de la liberté politique. Nous nous sommes fait, de la liberté morale, une idée plus exacte que celle que nous en avions (t. 1, leç. 7).

Nous ne nous étions pas avisés qu'on peut définir les choses de deux manières, ou par le genre et la différence, ou en montrant leur origine. Nous n'avions pas considéré les définitions en elles-mêmes, et dans leur rapport à nos connaissances acquises. Ces distinctions que nous avons faites ont porté un jour nouveau dans nos esprits. Nous avons eu sur les définitions des idées plus vraies, plus utiles (t. 1, lec. 11, 12, 13).

I,

Nous étions étonnés des difficultés sans cesse renaissantes qui se rencontraient dans la solution du problème de l'origine de nos connaissances. Nous nous obstinions à vouloir les faire sortir toutes de la sensation, sans nous demander ce que c'était que sentir. Nous nous sommes fait cette question; et bientôt nous avons reconnu que, loin de nous borner aux seules sensations, la nature avait placé en nous quatre sentimens, comme autant de sources de lumière pour éclairer l'intelligence (leç. 2).

L'idee, tout nous l'assure, consiste donc dans la distinction que nous faisons, ou que nous sommes en état de faire de tout ce qui s'offre à

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