Page images
PDF
EPUB

Que l'homme parle. A l'instant, ce qui semblait impossible va devenir aussi facile que simple. Car, avec un mot unique et toujours le même, il pourra désigner ce qui ne change pas, et avec un nombre plus ou moins grand de mots, il exprimera les accidens qui varient. S'il a dit je ou moi, pour représenter le pre mier point de vue, il dira: grand, petit, sain, malade, etc., pour représenter les autres.

L'animal est dans l'impuissance de voir ainsi les qualités séparées de leurs sujets, ou les sujets séparés de leurs qualités. La nature n'ayant pas fait cette séparation elle-même, et montrant au contraire la modification toujours engagée dans la substance, ou la substance toujours revêtue de quelque modification; la faculté de voir isolées l'une de l'autre, deux choses qui sont unies par un lien indissoluble, ne peut résulter d'un artifice, par lequel l'esprit, au lieu de se porter sur les choses elles-mêmes qui sont toujours et tout à la fois substance et modification, se porte sur les signes de ces choses, signes qui sont distincts et séparés de telle manière que l'un, comme nous venons de l'observer, indique exclusivement la substance, et l'autre exclusivement la modification.

que

Je veux m'étayer encore d'un exemple. Mettez sous vos yeux un morceau de cire d'une forme circulaire; vous sentez à l'instant qu'on ne peut voir la cire sans le cercle, ni le cercle sans la cire. Mais s'il vous est impossible de voir la cire sans le cercle, ou le cercle sans la cire, rien n'est plus facile que de vous occuper du mot cire sans songer au mot cercle; et réciproquement.

Au moyen de ces deux mots, vous pouvez donc séparer dans votre esprit l'idée de la cire de celle du cercle, quoique la cire et le cercle co-existent hors de vous.

De même l'enfant, au moyen des deux mots, moi et faible, aura deux idées distinctes et séparées, du moi et de sa modification, quoique le moi et sa modification co-existent au dedans de lui.

L'enfant n'a pas besoin de mots pour sentir le moi modifié; mais il en a besoin pour sentir distincts et surtout pour conserver distincts l'un de l'autre, le moi et sa modification. Les sentimens qu'il en avait avant l'usage des mots, se trouvaient mêlés et confondus en un seul sentiment; les mots les ont séparés, ou du moins ils ont fixé leur séparation, et l'enfant

a pu
les remarquer chacun à
tinguer, s'en faire des idées.

part, les bien dis

Dès ce moment, le rapport n'a pas été seulement senti, il a été perçu; le sentiment de faiblesse est devenu connaissance de la faiblesse ; le sentiment de rapport s'est changé en perception de rapport.

Dans la perception de rapport, les deux termes qui donnent lieu au rapport sont deux idées distinctes et séparées. Dans le simple sentiment de rapport, les deux termes sont deux sentimens qui se confondent.

Nous commençons par sentir des rapports; l'attention aidée par les mots, ou plus généralement, par des signes, nous les fait percevoir.

Mais il ne nous suffit pas de percevoir ou d'apercevoir des rapports; il ne nous suffit pas de nous tenir comme en contemplation devant les objets, d'apercevoir la blancheur avec la neige, la chaleur avec le feu, la dureté avec le marbre; au risque de nous tromper, nous prononçons que les choses sont en réalité, telles que nous les apercevons, et nous disons: la neige est blanche, le feu est chaud, le marbre est dur; c'est-à-dire, qu'après avoir senti des rapports, et après les avoir perçus, nous les affirmons.

Or, il y a jugement toutes les fois qu'il y a un rapport saisi par l'esprit, de quelque manière que l'esprit le saisisse : il y a donc trois espèces de jugement, ou, si on l'aime mieux, trois degrés dans le jugement.

On juge par sentiment; on juge par idées; on juge par affirmation. L'affirmation est le prononcé du jugement par idées; le jugement par idées est l'analyse du jugement senti.

Les mots, les signes, sont indispensables, vous le voyez, pour le jugement-affirmation; ils ont servi à analyser le jugement qui se fait par sentiment, et à le convertir en jugement qui se fait par idées. Mais pour juger par sentiment, il ne faut ni mots, ni signes, ni aucune espèce de langage.

Les animaux peuvent donc sentir les rapports qui tiennent à leurs sensations; mais s'ils peuvent sentir quelques rapports, ils ne peu¬ vent ni les percevoir, ni les affirmer. Le lion sent qu'il est fort; il ne sait pas qu'il est fort; et surtout, il ne dira jamais en lui-même je suis fort.

L'homme sent une multitude infiniment variée de rapports: il les perçoit, il les affirme. Malheureusement, il en perçoit moins qu'il ne peut en sentir : voilà pourquoi il est ignorant;

et malheureusement encore il en affirme plus qu'il n'en perçoit : voilà pourquoi il est sujet à

l'erreur.

Le plus grand nombre de rapports restent dans la sensibilité pour n'en sortir jamais. Jamais ils ne passeront tous dans l'intelligence. Quelle sagacité pourra découvrir tout ce que recèle la plus féconde de nos manières de sentir? Où est la constance qui ne se lassera

pas

de vouloir épuiser ce qui est inépuisable ? Nul homme ne tentera donc, à lui seul, un travail qu'ont dû se partager les hommes de génie de tous les temps et de tous les lieux. Les uns étudient les rapports qui sont occasionés par les sensations; d'autres, ceux qui naissent du sentiment des facultés de l'esprit ; d'autres, ceux qui, sont produits par les sentimens moraux; tous étudient les rapports multipliés à l'infini qui sortent de ces premiers rapports; et cette étude, commencée à l'origine de la philosophie, durera aussi long-temps que la curiosité de l'homme, aussi long-temps qu'il pourra ajouter à ses connaissances, c'està-dire, toujours.

Si les hommes ne prononçaient que sur des rapports distinctement perçus, s'ils n'affirmaient que ce qu'ils savent, leur intelligence

TOME II.

9

« PreviousContinue »