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La troisième objection n'est donc rien. Venons à la dernière. Celle-ci, je le crois, n'attaque pas seulement des mots; elle va au fond des choses, elle tend à prouver que, d'après notre détermination de la nature de l'idée, il n'y a plus d'idées, à proprement parler, puisqu'elles se confondent avec les jugemens. Présentons de nouveau cette objection, afin qu'on puisse la mieux apprécier.

4. Distinguer, démêler, discerner, sont autant d'expressions dont nous nous servons pour désigner l'état où nous sommes, quand nous avons une idée; en sorte que nous acquérons une idée nouvelle, toutes les fois toutes les fois que nous remarquons ce que nous n'avions pas remarqué. Or, distinguer un objet parmi d'autres objets, c'est sentir une ou plusieurs différences, c'est apercevoir un ou plusieurs rapports. L'idée consiste donc dans un sentiment de rapport, dans une perception de rapport; mais le jugement, nous l'avons enseigné nous-mêmes, est un sentiment ou une perception de rapport. L'idée et le jugement sont donc une seule chose; et alors le jugement, c'est-à-dire le sentiment ou la perception de rapport entre deux idées, sera le sentiment ou la perception de rapport entre deux jugemens. Cette définition expli

quant le même par le même, idem per idem, n'explique rien en effet, elle ne nous apprend

rien.

Que répondre? Accorderons-nous que les idées sont des jugemens? le nierons-nous ?

Si les idées sont des jugemens, nous tombons, ce semble, dans une manière de parler tout-à-fait insignifiante. Car, en disant que le jugement suppose des idées, qu'il porte sur des idées, nous disons qu'il suppose des jugemens, qu'il porte sur des jugemens. Si les idées ne sont pas des jugemens, elles ne consistent donc pas dans des rapports de distinction ; et notre théorie est renversée. Que répondre, encore une fois ?

Nous répondrons sans balancer, et nous prouverons que les idées sont de vrais jugemens, mais des jugemens d'une espèce particulière.

Dans le jugement tel que le conçoivent les philosophes, on a toujours deux termes qui sont l'un et l'autre déterminés, un sujet et un attribut; et le jugement consiste, disent-ils, à percevoir, ou à affirmer le rapport entre ces deux termes.

Dans le jugement constitutif de l'idée, on n'a qu'un terme qui soit déterminé ; l'autre reste indéterminé.

D'un côté, un seul terme est en regard d'un seul terme; de l'autre, un seul terme est en regard d'un nombre indéfini de termes.

Voyons si je saurai m'expliquer.

J'ai besoin, pour exposer ma pensée, d'entrer dans quelques considérations sur la nature du jugement.

L'enfant au berceau a le sentiment de sa faiblesse. Le lion au milieu du désert a le sentiment de sa force. Les pleurs habituels de l'enfant, l'assurance avec laquelle le lion fond sur sa proie, le disent d'une manière qui n'est pas équivoque. De part et d'autre, il y a donc sentiment de rapport. Car la faiblesse et la force sont des choses relatives.

L'enfant ne dit pas encore, pas encore, mais il dira bientôt en lui-même, ou tout haut, je suis faible. Le lion ne dira jamais en lui-même, je suis fort.

Par l'usage de la parole, et par les progrès rapides de sa raison, l'homme parvient de bonne heure à se représenter, à part, et successivement, deux choses qui existent toujours ensemble, et réunies; savoir, les êtres et les qualités qui les modifient, quoique les êtres ne soient jamais sans quelques qualités, et que les qualités ne puissent pas exister sans les êtres.

Il pense à une feuille d'arbre, sans penser à sa couleur, ou à la couleur sans penser à la feuille, quoique ces deux choses ne soient jamais séparées en réalité, et même quoiqu'on ne puisse voir la feuille sans sa couleur, ni la couleur sans la feuille.

Or, d'où nous viendrait le pouvoir de séparer ainsi dans notre esprit d'une manière durable, deux choses que la nature a unies, et que nous ne pouvons voir qu'unies, si nous n'avions, pour opérer cette séparation, deux signes distincts, dont l'un pût fixer la pensée sur la feuille, et l'autre sur sa couleur ?

Il est vrai que la nature nous montre ellemême des feuilles vertes, jaunes ou rouges. It est vrai aussi qu'en observant une même feuille d'arbre à plusieurs reprises et en des temps différens, on la voit passer successivement d'une couleur à d'autres couleurs ; et cela suffit pour qu'on puisse remarquer dans plusieurs feuilles, qu'on voit en même temps, quelque chose de commun et quelque chose de divers; et dans une même feuille, quelque chose qui change et quelque chose qui ne change pas, ou qui est plus long-temps à changer; c'est-à-dire, pour qu'on puisse remarquer, dans l'une et

l'autre de ces deux circonstances, un sujet et des qualités.

Mais il est à croire que cette remarque ne laissera que des traces légères, bientôt effacées par les impressions du moment qui montrent toujours la feuille unie à sa couleur.

Il paraît donc que, sans le secours de deux signes qui sont toujours à notre disposition, dont l'un indique exclusivement le sujet, et l'autre exclusivement la qualité, nous n'aurions pas deux idées distinctes de la feuille et de sa couleur puisque ces deux idées à peine formées, s'évanouiraient aussitôt.

Prenons un exemple plus rapproché de nous. Il est incontestable que, changeans comme nous le sommes, passant continuellement d'un état à un état différent, nous sommes avertis sans cesse qu'il y a en nous quelque chose de constant et quelque chose de variable. Cependant, lorsque nous voudrons saisir séparément ces deux sortes d'existence, peut-être ferions-nous d'inutiles efforts, si nous étions privés du secours de tout signe, parce que ce qu'il y a en nous de variable, se trouve toujours dans ce qu'il y a de constant; de même que la couleur se trouve confondue, et comme identifiée avec la feuille.

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