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Or, des philosophes sont-ils excusables de n'avoir remarqué dans leur intelligence que de simples représentations de l'étendue? Notre savoir est-il donc borné aux objets extérieurs, et tous les objets extérieurs sont-ils nécessairement étendus?

Les objets de nos connaissances sont en nous ou hors de nous. En nous, ce sont, ou les modifications de l'âme, ou ses facultés, ou les rapports, soit des modifications entre elles, soit des facultés entre elles; ou les rapports des modifications et des facultés. Hors de nous, ce sont, ou les objets du monde physique et moral, ou les qualités de ces deux mondes, ou les rapports auxquels peuvent donner lieu ces objets et ces qualités.

Les modifications de l'âme, les sensations qu'elle reçoit, les divers sentimens qu'elle éprouve; de même que ses opérations, ses facultés : toutes ses manières d'être passives et actives, en un mot, sont plus ou moins simples, plus ou moins composées; mais elles ne sont ni ne peuvent être étendues et figurées. Le raisonnement est plus composé que la comparaison; le nombre mille est plus composé que le nombre cent. Est-ce à dire que l'acte de l'esprit qui raisonne ait de plus longues dimensions que

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l'acte de l'esprit qui compare? que le nombre mille ait plus de surface que le nombre cent? Tout ce qui a de l'étendue est composé sans doute; mais tout ce qui est composé n'est pas étendu.

Les idées de ce qui se fait et de ce que nous faisons en nous, ne représentent donc rien d'étendu; elles ne sont pas des images.

Les idées-images n'ont rapport qu'à ce qui existe hors de nous, et encore l'existence hors de nous ne suffit pas ; car, indépendamment de l'intelligence des autres hommes, les corps euxmêmes, dans le plus grand nombre de leurs qualités, ne sauraient se manifester par des images. L'idée-image, l'idée-représentation, n'a lieu qu'autant que les objets de nos sensations sont étendus: telle est l'idée de la surface et du volume des corps. L'idée d'un son ne fut jamais un image; l'idée d'une odeur ne fut jamais une image. On apprécie une tierce, une quinte, on ne se la représente pas; et, si le langage philosophique permet de dire qu'on se représente un ton, une odeur, que même on se représente une opération de l'entendement ou de la volonté, ce ne peut être que par extension; comme le langage poétique a permis à Horace de donner à l'écho le nom d'image, imago jocosa.

Ces réflexions recevront d'autres développemens, et prendront un nouveau degré d'évidence, quand nous expliquerons la manière dont nous formons l'idée des corps; mais c'en est assez pour vous faire sentir combien est faux le préjugé qui, peuplant d'images l'esprit humain, et n'y voyant pas autre chose, semble réduire toutes ses facultés à la seule imagination.

2o. On conviendra, je pense, que la première objection n'a qu'une vaine apparence de force, et on l'abandonnera pour insister sur la seconde, qui, au lieu de placer les idées dans des images, les place dans des souvenirs.

Mais on ne s'avise pas qu'il y a des souvenirs confus, comme il y a des sentimens confus; et même qu'il règne ordinairement plus de confusion dans le souvenir de ce que nous avons senti autrefois, que dans ce que nous sentons actuellement. Si donc, il ne suffit pas de sentir pour avoir des idées, à plus forte raison ne suffitde se souvenir.

il

pas

Ce qui trompe, c'est que le mot idée a plusieurs acceptions. On le fait synonyme de pensée, d'image, de souvenir, et d'autres mots encore. On dira également que Pascal se fait la sublimité des idées, ou par la sublimité des pensées. Personne ne blâmera

remarquer par

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votre langage, quand vous direz qu'il est trèsdifficile de se faire, ou une idée, ou une image du système du monde, d'après les anciens astronomes; et que rien n'est plus facile que de s'en faire, ou une idée, ou une image, d'après Copernic. Les critiques les plus minutieux vous permettront de dire, à votre choix, que vous vous souvenez, ou que vous avez idée d'un jeu qui amusa votre enfance.

Mais toutes ces substitutions ne prouvent qu'une chose ; c'est que le mot idée, outre le sens qui lui est propre, en reçoit d'autres par

extension.

le sou

Il n'y a, dites-vous, aucune différence entre l'idée et le souvenir. Songez donc que venir est une idée rappelée.

3°. De ce qu'on distingue au premier coup d'œil un écu d'un louis, et qu'on ne le distingue pas d'un autre écu; et, en général, de ce qu'on distingue avec la plus grande facilité un objet de tous les objets qui en sont très-différens, tandis qu'on est exposé à le confondre avec ceux qui lui ressemblent, vous voulez que je sois obligé de dire qu'on a, en même temps idée, et qu'on n'a pas idée d'une même chose, et cela vous paraît contradictoire.

Je me contredirais, sans doute, si en com

parant un écu avec des louis, je disais que j'en ai idée, et que je n'en ai pas idée ; ou si en le comparant avec d'autres écus, je disais que je n'en ai pas idée et que j'en ai idée. Mais il n'y a nulle contradiction à dire que j'en ai idée quand je le compare avec des louis, et que je n'en ai pas idée, quand je le compare avec des écus. Car je ne dis autre chose, sinon qu'il est facile de reconnaître un écu dans un tas de louis, et difficile de le remarquer dans un tas d'écus.

Vous ajoutez que les choses se distinguant les unes des autres, par plus ou moins de qualités, je suis forcé d'admettre des idées qui sont plus ou moins idées.

Je me garderai bien de m'exprimer de la sorte. Un enfant ne connaît de l'or que la couleur jaune, tandis que le chimiste voit dans ce métal une vingtaine de propriétés. Je ne dirai pas que l'idée du chimiste est plus idée, vingt fois plus idée que celle de l'enfant. L'eau de la mer n'est pas plus eau que celle d'un fleuve, elle est plus pesante. Un chêne n'est pas plus arbre qu'un poirier, il est plus élevé. Une grande maison n'est pas plus maison qu'une petite, elle est plus commode, ou moins commode, etc.

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