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Je ne dois pas m'engager aujourd'hui dans ces recherches: qu'il me suffise d'avoir remarqué combien il importe de ne pas toujours confondre la nature d'une idée avec son origine, et de vous avoir fait comprendre, ou du moins entrevoir, que, pour bien connaître les choses, il faut prendre l'habitude d'aller à leur nature par leur origine.

Les idées sans origine connue, sont comme ces mots qui ne tiennent plus à leur racine, et dont les étymologies perdues ont fait disparaî tre la valeur avec les titres. De telles idées et de tels mots rendent tout arbitraire, les expressions et les pensées. Cependant la parole a ses analogies qu'il faut respecter, le raisonnement ses lois auxquelles il faut se soumettre ; car la vérité ne dépend pas de nos fantaisies.

Les philosophes ayant donc confondu la nature des choses, leur origine, leur cause, et n'ayant vu dans la sensibilité que les seules sensations, la question de l'origine des idées devait nécessairement être mal posée, et exprimée en termes d'une signification toujours incertaine. En cet état, les efforts du génie étaient impuissans pour la résoudre.

Mais la solution que nous avons donnée nousmême est-elle à l'abri de la critique? résiste

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ra-t-elle à toutes les attaques? Les amis de Descartes et de Mallebranche, ceux de Locke et de Condillac ne se réuniront-ils pas pour renverser une doctrine qui veut renverser les leurs? Ceux qui, ne s'étant faits les disciples d'aucun philosophe, ne reconnaissent d'autre maître que la raison, seront-ils avec nous?

Voyons ce qu'on pourrait mettre à la place de ce que je vous ai enseigné sur la nature, les origines et les causes de nos idées; et d'abord, écoutons les objections relatives à leur nature.

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Objections. Vous dites que nous n'avons des idées qu'autant que nous distinguons les objets les uns des autres, soit que ces objets existent en nous, soit qu'ils existent hors de nous; en sorte que, selon vous, ce qui proprement constitue une idée, c'est un rapport de distinction; et, comme tout rapport de distinction suppose quelque sentiment qui l'a précédé, puisqu'on ne distinguerait rien si on n'avait rien senti, vous en concluez que l'idée et le sentiment distingué sont une seule et même chose.

Or voici ce que nous opposons à cette doctrine :

1. Idée veut dire la même chose qu'image.

Aussi les premiers philosophes pensaient-ils qu'on ne peut concevoir les choses qu'autant qu'on se les représente par des images; et il ne faut pas croire que cette signification primitive du mot idée soit changée. Dans presque tous les traités de philosophie, et particulièrement dans ceux qui sont à l'usage des écoles, on enseigne que l'idée est l'image, la simple représentation d'un objet ; idea est objecti imago vel representatio in mente. Pourquoi ne pas se tenir à une définition adoptée par le plus grand nombre des philosophes anciens et modernes? Nous sommes portés à croire avec eux que, du moment où les images disparaissent, tout disparaît, et qu'il ne reste rien dans l'esprit.

2o. Mais, si c'était une erreur de confondre ainsi les idées avec les images, ce n'en serait pas une, peut-être, de les confondre avec les souvenirs. Lorsque les objets agissent sur nos sens, nous disons qu'ils nous font éprouver des sensations, que nous les sentons; nous ne disons pas que nous en avons idée. On approche une fleur de votre odorat, vous dites: Je la sens; mais, si l'on vous parle d'une odeur que vous ayez sentie il y a quelque temps, vous direz: J'en ai l'idée ou le souvenir. Il paraît donc que, s'il fallait renoncer à l'opinion commune

qui place les idées dans les images, on ne serait pas très-éloigné de la vérité, en les plaçant dans les souvenirs.

3o. Vous prétendez que l'idée que nous nous faisons d'un objet consiste à le distinguer, à le discerner parmi d'autres objets. A ce compte, il faudrait dire souvent qu'on a en même temps idée, et qu'on n'a pas idée d'une même chose. Je distingue immanquablement un écu d'un louis, mais il est rare que je distingue un écu d'un écu. Je distingue donc, et ne distingue pas; j'ai une idée, et n'ai pas une idée. Et d'ailleurs, comme nous distinguons un objet des autres objets par plus ou moins de qualités, il faudra dire, d'après vous, que les idées sont plus ou moins idées un tel langage est au moins bien extraordinaire.

4. A ces trois objections qu'on m'a faites, je veux en ajouter une quatrième, que peutêtre on ne me ferait pas.

En plaçant l'idée dans la distinction des objets, et par conséquent dans un rapport de distinction, prenez garde, pourrait-on nous dire, que vous la confondez avec le jugement. Or, où en sommes-nous si l'on confond l'idée avec le jugement; et que faudra-t-il entendre à l'avenir quand nous lirons, dans les ouvrages des

TOME II.

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philosophes, qu'afin de ne pas nous égarer dans nos jugemens, il faut commencer par nous faire des idées exactes? N'est-il pas évident que, sans des idées antérieures aux jugemens, toutes nos connaissances ne pourraient être que fausses ou hasardées, ou plutôt qu'il n'y aurait de connaissances?

pas

Réponse. Ces difficultés méritent certainement d'être prises en considération; je vais tâcher d'y répondre autant qu'il sera en moi.

1o. Il est vrai qu'à ne consulter que l'étymologie, idée et image sont une même chose; il est vrai aussi que la plupart des philosophes ne se contentent pas de voir entre ces deux mots une identité matérielle et verbale. Ils pensent qu'il y a encore identité entre les choses exprimées par ces mots; en sorte que si toute image venait à s'effacer, l'esprit serait à l'instant vide de toute idée, privé de toute connaissance.

Cette opinion qui confond les idées que nous nous formons des choses, avec leurs images, est un reste de la philosophie d'Épicure; car les fantômes, les spectres, les simulacres voltigeans, les espèces expresses et impresses avec lesquelles Épicure veut rendre raison de la manière dont nous connaissons les objets, ne sont que des images (t. 1, p. 158).

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