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Ainsi tout était réglé, et, avant même que le duc de Nivernais eût mis le pied à Berlin, le but de sa mission était manqué d'avance. Loin de songer à rester ou à rentrer en alliance avec la France, c'était avec son ennemie déclarée que Frédéric venait de traiter à son insu.

Ce n'était pourtant pas que la transaction eût été aussi aisée à conclure qu'il avait peut-être pu le penser au premier abord: un retard dont il ne sera pas impossible de se rendre compte avait suspendu pendant quelques mois l'effet des premières ouvertures de l'Angleterre, et l'envoyé de France n'aurait pas eu besoin de beaucoup se hâter pour arriver encore avant l'affaire faite, et s'épargner au moins le désagrément de la surprise.

On peut se rappeler qu'en quittant le Hanovre, le secrétaire d'État britannique, lord Holderness, avait annoncé l'intention d'envoyer au roi de Prusse un exposé du différend américain des

(1) Voyez la Revue des 15 août, 1o septembre et 15 octobre.

tiné à lui démontrer la justice de la cause soutenue par l'Angleterre. On a vu aussi qu'avant même de partir, Holderness avait dû recevoir du duc de Brunswick l'avis que Frédéric était disposé d'avance à entrer en arrangement, pourvu qu'on voulût bien lui faire quelque proposition acceptable. De retour à Londres, le ministre anglais ne manqua pas de faire parvenir sans délai le mémoire annoncé, mais il ajouta que, comme on ne pouvait savoir de quelle nature une proposition devait être pour paraître acceptable au roi de Prusse, le plus simple serait de députer à Berlin un agent anglais chargé de s'entendre avec le roi pour assurer la sécurité de l'Allemagne.

L'offre paraît avoir causé à Frédéric une désagréable surprise. L'arrivée d'un envoyé anglais chargé d'une mission spéciale à sa cour eût été, en effet, un fait d'une publicité retentissante qui aurait mis tous les spectateurs au courant d'un projet à peine ébauché et justement éveillé les susceptibilités de la France. Avec la défiance qui lui était naturelle, il ne vit, dans cette manière d'aller si vite en besogne, qu'une indiscrétion calculée pour le compromettre. Aussi se crut-il en droit d'y opposer une réponse pleine de vivacité et d'aigreur. Son humeur était même tellement excitée que, pour être sûr de ne pas dépasser la mesure en l'exprimant, il s'y reprit à plusieurs fois, et on ne trouve pas moins, dans la collection des lettres royales, de trois ébauches d'épitres différentes, portant ces intitulés significatifs : Projet de lettre à écrire avec ouverture; Autre projet de lettre moins naturelle et plus circonspecte. Mais la dernière, la seule qui dût parvenir à son adresse, porte encore la trace d'une irritation mal contenue: « J'ai reçu, écrit-il au duc de Brunswick, le factum des Anglais avec les cartes de Cayenne (sic) que vous avez eu la bonté de m'envoyer. C'est une cause très compliquée, et qu'il semble que le hasard ait pris plaisir à embrouiller... C'est à Dieu, le seul juge des rois, à décider du droit des nations... Je passe à présent de l'Amérique en Europe et de l'Europe à notre chère patrie. Si j'ai bien compris votre lettre, je crois y avoir entendu que le roi d'Angleterre exige de moi une déclaration de neutralité pour ses États de Hanovre. Quant à la Prusse, je peux lui répondre que nous n'avons jamais eu de dessein ni direct ni indirect sur les possessions allemandes du roi d'Angleterre, sur lesquelles nous n'avons ni droit, ni prétention... mais comment le roi d'Angleterre veut-il prétendre de moi, qui ne suis ni en liaison ni en traité avec lui, que je réponde des événemens futurs, lui qui ne s'explique point de ses propres desseins et qui peut prendre telles mesures qui m'obligeraient à contre-cœur de sortir de l'inaction et de prévenir des conjonctures dont le danger pourrait retomber

sur l'État que je gouverne?... Je suis allié de la France; à la vérité notre traité est simplement et purement défensif : mais sous quel prétexte et avec quelles couleurs pourrais-je couvrir une démarche aussi singulière que serait de ma part celle de prescrire des bornes aux mesures qu'elle peut prendre? Ne m'accuserait-on pas avec justice d'ingratitude envers des alliés dont je n'ai pas à me plaindre et d'étourderie de m'être engagé d'un côté à seconder les desseins du roi d'Angleterre ? On exige beaucoup de moi, sans s'expliquer d'un autre côté. » C'est à cette condition seulement, faisait-il entendre en finissant, à savoir d'une explication réciproque et donnée d'avance, que l'envoi d'un ministre anglais pourrait utilement avoir lieu.

Et comme si ces déclarations n'étaient pas déjà d'un ton assez net, il les commente, suivant son usage, dans une lettre particulière, qui ne garde plus rien d'officiel. « Je suis bien fâché, mon cher frère, de l'incommodité que vous cause la négociation dont le roi d'Angleterre vous a chargé; mais comme elle est une fois en train, il faut voir à quoi elle mènera et si messieurs les Anglais n'ont pas envie de se moquer de vous et de moi. N'est-ce pas bien singulier que ces gens demandent que j'épouse leurs intérêts, lorsque actuellement j'ai de gros démêlés avec eux qui ne sont pas vidés? On dirait que toute la terre, aux dépens des intérêts propres de chacun, est obligée d'embrasser la défense de ce fichu pays... On exige de moi des déclarations dans un temps qu'on ne s'explique pas soi-même : ils veulent que je 'plante là la France et que je me repaisse de la gloire d'avoir préservé leur pays de Hanovre, qui ne me regarde ni en noir ni en blanc... Ces gens ou veulent me duper ou sont fols et imbus d'un amour-propre ridicule... » Ce qui n'empêche pas de conclure qu'il ne faut pas leur ôter toute espérance, mais bien les avertir que le duc de Nivernais est en route et qu'il peut arriver d'un jour à l'autre. C'est le post-scriptum qui, suivant l'usage, contient le vrai sens des deux lettres (1).

Six semaines s'écoulèrent encore, malgré le ton presque menaçant de cette sommation, sans qu'aucune nouvelle fût échangée entre Londres et Berlin. L'impatience de Frédéric est alors portée au comble: peu s'en faut qu'il ne soupçonne que l'Angleterre est en train de se rapprocher sous main de la France par l'intermédiaire de Mm de Pompadour, qui tient par des liens d'intérêt (c'est la conviction dont il ne veut pas démordre) au trésor, sinon au cabinet anglais, et que Louis XV va être informé du secret de leurs communications. A tout prix, il faut en finir, savoir à quoi

me

(1) Frédéric au duc de Brunswick, 13 octobre 1755. à 337.

Pol. Corr., t. XI, p. 334

s'en tenir, quel langage faire entendre au duc de Nivernais, qui finira bien par arriver, car on ne peut pas toujours amuser la France. C'est là ce qu'il prie le duc de Brunswick de faire bien nettement savoir à Londres, en ajoutant à la vérité : « Il faut, mon cher duc, ne pas témoigner le moindre empressement, ni pour votre affaire ni pour la mienne, et voir si cela éveillera ces gens d'outre-mer: nous ne pouvons pas les forcer. Ainsi notre indifférence fera peut-être impression, et s'ils ont l'intention de nous tromper (ce que je soupçonne fort), ils en seront pour leur courte honte (1). »

Cette fois la réponse arrive et le retard est expliqué. C'est le chargé d'affaires de Prusse à Londres, Michell, qui fait savoir qu'il a été mandé chez M. Fox, le secrétaire d'État chargé depuis la mort de Pelham de conduire la majorité parlementaire, et que ce ministre lui a communiqué un document dont il va donner connaissance aux Chambres. C'était le traité depuis si longtemps débattu et annoncé entre la tsarine Élisabeth et le roi George, destiné à unir dans une action commune, pour préserver la sécurité de l'Allemagne, les forces de la Russie à la protection de l'Angleterre. La signature est du 30 septembre à Saint-Pétersbourg; mais un délai de deux mois avait été assigné pour l'échange des ratifications, et on a dû attendre, pour faire connaître le traité lui-même, que ce temps fût expiré. En vertu de ce traité, les deux États se donnaient réciproquement l'un à l'autre la garantie de toutes leurs possessions, y compris, et nominativement, les possessions allemandes du roi d'Angleterre. A cet effet, un corps de 55000 hommes devait être maintenu par la Russie sur les frontières de la Livonie, aussi près de la frontière allemande que faire se pourrait, et cinquante galères, pourvues d'un équipage prêt à prendre la mer au premier ordre, devaient stationner sur les côtes de la même province. Pour assurer l'exécution de ces dispositions, un large subside était promis par l'Angleterre soit 100 000 livres sterling payables par avance du jour de l'échange des ratifications, et 500 000 du jour où les troupes russes seraient appelées à se mettre en marche.

Le secrétaire d'État ajouta que cet accord des deux puissances n'avait d'autre but dans leur pensée que de préserver le territoire allemand des attaques que pourraient y porter des armées françaises. Rien donc qui dût inquiéter le roi de Prusse ni qui fût dirigé contre lui. Il dépendait de lui, au contraire, s'il voulait entrer dans leurs intentions, de préserver avec elles la paix de l'Allemagne et peut-être celle de l'Europe. « Votre maître, lui dit-il,

(1) Pol. Corr. Frédéric à Knyphausen, 1er et 15 novembre 1755, t. IX, p. 360, 372. Au duc de Brunswick, 24 novembre, 5 décembre 1755, p. 397, 413.

est dans la plus brillante situation; il tient d'une main le glaive et de l'autre la branche d'olivier : qu'il dise un mot, et tous les différends que nous avons avec lui seront accommodés. » Les mêmes assurances furent confirmées le même jour par lord Holderness et par le premier ministre.

Les ministres anglais étaient sans doute sincères en affirmant qu'ils n'avaient songé qu'à la France et n'avaient nulle intention de faire du traité qu'ils venaient de conclure un instrument de guerre contre la Prusse. Leur intérêt de n'avoir qu'un ennemi à la fois était trop évident pour qu'on leur soupçonnât une autre pensée. Mais pour être complètement dans la vérité, il aurait fallu ajouter que tout autre, et même directement opposé, était le sentiment de la tsarine leur associée. Au contraire, pour arracher à la capricieuse princesse une signature qu'elle avait longtemps refusée, il avait fallu lui laisser croire que le premier et même le seul usage qu'elle aurait à faire de ses troupes, si l'alliance venait à les requérir, ce serait de les diriger contre un voisin que, après l'avoir longtemps ménagé, elle avait fini par détester cordialement. D'où venait à la fille de Pierre le Grand cette inimitié violente contre un prince qui au début de son règne avait toujours cherché à se mettre en coquetterie avec elle? L'incorrigible railleur avait-il cédé à la tentation d'exercer sa verve sarcastique sur les écarts d'une luxure sénile qui n'y donnait que trop d'occasions? M. d'Arneth l'affirme, et rien n'est plus vraisemblable, bien que j'avoue n'avoir rien trouvé de positif à cet égard, dans la chronique scandaleuse (pourtant si riche) de cette période de l'histoire. Mais toujours est-il que, après avoir résisté pendant des années à toutes les instances qui lui étaient faites, aussi bien de Vienne que de Londres, après avoir laissé son chancelier Bestucheff constamment surenchérir, sans jamais conclure, sur les subsides qui lui étaient offerts et sur la part proportionnelle qu'il aurait à y prendre, la tsarine ne se décida à entrer réellement en affaire que quand un envoyé anglais, sir Charles Hanbury Williams, lui fut expédié tout exprès de Dresde, le milieu le plus hostile à Frédéric, tout plein d'une ardeur belliqueuse contre lui. Pour être plus sûr que Williams appuierait énergiquement sur la seule corde qui parût vibrer dans l'âme d'Élisabeth, le ministère anglais avait eu soin de laisser ignorer à son propre agent et ses pourparlers avec Frédéric et ses démêlés avec Marie-Thé

rèse.

L'éloignement où Saint-Pétersbourg était encore, à cette époque, de toutes les autres scènes politiques d'Europe aidait à cette illusion et ce fut de la meilleure foi du monde que Williams put persuader à Élisabeth que la coalition franco-prus

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