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A MADAME COURIER.

Paris, septembre ou octobre 1821.

Toute réflexion faite, je crois que je ferai mieux de surveiller ici l'impression de mon Longus que l'on va commencer, et pour cela je me mettrai à Sainte-Pélagie. J'emploierai mon temps utilement, et ce temps passé, je serai quitte. Cependant je ne puis encore prendre aucune résolution. Mon Jean de Broë paraît demain. On y travaille le dimanche ; je crois qu'il aura du succès, et achèvera de me mettre bien avec le public.

La censure a rayé dans le Miroir l'annonce de mon Jean de Broë; on ne sait si les autres feuilles pourront l'annoncer. C'est à présent le temps des élections.

Il faut que tu me copies deux passages de Brantôme; c'est dans le tome 1o, page 171 et page 333. Dans chacune de ces deux pages tu trouveras ces quatre mots : quand tout est dit. Copie, et envoie-moi les deux passages où se trouvent ces mots.

A MADAME COURIER.

Paris, jeudi matin, juin 1821.

Ma brochure a un succès fou; tu ne peux pas imaginer cela; c'est de l'admiration, de l'enthousiasme, etc. Quelques personnes voudraient que je fusse député, et y travaillent de tout leur pouvoir. Je serais fort fâché que cela réussît, par bien des raisons que tu devines. Je n'oserais refuser; mais je suis convaincu que ce serait pour moi un malheur. Cela ne me convient point du tout. Au reste, il y a peu d'apparence, car je crois que je ne conviens à aucun parti.

Tu trouveras quatre exemplaires de la brochure avec tes souliers, qui doivent être partis aujourd'hui.

Vendredi.

Je n'ai point mis ma lettre, et j'ai mal fait; tu l'aurais reçue demain samedi. Tous les gens que je vois sont dans l'enthousiasme de ma brochure. On l'a lue avant-hier au parquet du procureur du roi ; je ne sais ce que c'est que ce parquet. On la lisait tout haut, et il y avait foule. Tout cela ne peut manquer, je crois, de bien tourner pour nous. Tu m'entends.

Cherche dans Bonaventure Desperriers, nouvelle 74, vers la fin; tu trouveras ces mots : le plus du temps, c'est-à-dire la plupart du temps. Copie cette phrase, et me l'envoie dans ta première lettre.

A MADAME COURIER.

Paris, jeudi matin, 11 octobre 1821.

Ce soir, je m'établis à Sainte-Pélagie, non sans beaucoup de répugnance. On y est fort bien; on ne manque de rien; on voit du monde; on reçoit des visites de dehors plus que je n'en voudrais. Cependant..... Tu sais ce que je pense sur la sottise de ceux qui se mettent en prison. Dieu veuille que je ne m'en repente pas!

Le mari de Z... est furieux contre moi à cause de ma dernière brochure. Il prétend que cela le compromet beaucoup. Tu vois ce que c'est qu'une place. Tout le monde est pour moi; je peux dire que je suis bien avec le public. L'homme qui fait de jolies chansons disait l'autre jour: A la place de M. Courier, je ne donnerais pas ces deux mois de prison pour cent mille francs. Ne me plains donc pas trop, chère femme, si ce n'est d'être séparé de toi.

Un vieux président que tu as vu chez ta tante a dit qu'il était fâcheux que cet arrêt ne pût être cassé; qu'il était ridicule. Il paraît que ce n'est pas seulement son opinion. Il ne parle jamais, dit-on, que d'après d'autres.

Ne réponds pas à tout ceci, et ne me mets rien dans tes lettres qui ne puisse être vu de tout le monde.

J'allai hier voir le local qu'on me destine: il me paraît bien disposé, au midi, sec, en bon air. Tous ces gens-là ont la mine de se bien porter; ils reçoivent des visites sans fin jusqu'à huit heures du soir. Il y avait là trois jeunes femmes ou filles trèsjolies.

A MADAME COURIER.

Paris, dimanche, 14 octobre 1821.

Je suis entré ici le 11; c'était, je crois, jeudi dernier. Je suis étonné de n'avoir point de lettres de toi depuis ce temps. J'ai

peur qu'il ne s'en soit perdu quelqu'une; j'en serais bien fâché. J'attends de toi des nouvelles importantes. Sois tranquille sur mon compte; je suis aussi bien qu'on peut être en prison : bien logé, bien nourri; du monde quand j'en veux, et des gens fort aimables; logement sain, air excellent. J'espère n'être point malade; c'était tout ce que je craignais.

Te rappelles-tu deux volumes que nous avait prêtés la Homo 1 sur l'histoire de la peinture en Italie? l'auteur 2 vient de me les envoyer avec cette adresse : « Hommage au peintre de Jean de Broë.» Je reçois le Constitutionnel sans y être abonné. Je ne sais à qui je dois cette galanterie.

Je suis dans une chambre grande comme ta chambre jaune, exposée au midi; point de cheminée; en hiver on met un poêle; couché sur un lit de sangle et un matelas de crin que j'ai apporté; une petite table pour écrire, une autre pour manger. Je mange chez moi; on m'apporte de chez un restaurateur assez passable, aux prix ordinaires. Ma chambre donne comme les autres sur un long corridor. On m'enferme, le soir à neuf heures, à double tour; cela me contrarie extrêmement, quoique je n'aie nulle envie de sortir. On m'ouvre le matin à la pointe du jour. Nous avons une promenade grande comme le quartier de terre d'Isambert nous n'en jouissons qu'à certaines heures. Le reste du jour, elle appartient aux prisonniers pour dettes, qui sont séparés de nous. On vient nous voir de dehors; mais il faut aller demander à la police une permission, qui ne se refuse pas; cependant c'est un ennui. Il y en a qui aiment mieux être ici qu'en pays étranger, et je crois qu'ils ont raison; cependant je maintiens toujours que c'est une grande sottise de se mettre en prison. Il y a ici un homme qui l'a faite cette sottise-là, et s'en repent cruellement. Cauchois-Lemaire voit sa femme tous les jours, et beaucoup d'autres gens; il me paraît tellement accoutumé à ceci, qu'il n'y pense seulement pas. Pour moi, cinq jours, depuis que je suis enfermé, m'ont paru longs, et les cinquante-cinq qui me restent me paraissent aussi bien longs.

Adieu, trésor! Embrasse le cher Paul.

Libraire de Tours.

2 M. Beyle, connu sous le pseudonyme de Stendal.

A MADAME COURIER.

Sainte-Pélagie, mardi, octobre 1821.

J'ai eu des nouvelles d'Émilie par Béranger, avec qui j'ai dîné hier. Elle va partir pour l'Amérique avec son mari, qui la vient chercher. Béranger la dit fort aimable et très-spirituelle. Elle se vante de nous connaître, et d'être liée avec toi c'est depuis qu'on parle de nous. On en parle beaucoup, et chaque jour j'ai des preuves du grand effet de ma drogue.

Vendredi.

J'ai encore dîné hier avec le chansonnier : il imprime le recueil de ses chansons, qui paraît aujourd'hui. C'est une grande affaire, et il pourrait bien avoir querelle avec maître Jean Broë. Il y a de ces chansons qui sont vraiment bien faites il me les donne.

Samedi.

Je rêve souvent de Paul et de toi, et sans dormir je m'imagine souvent que je vous tiens dans mes bras l'un et l'autre. Le temps me paraît long, quoique je sois fort occupé. Ce n'est pas vivre pour moi que d'être sans vous deux.

A MADAME COURIER.

Sainte-Pélagie, octobre.

Ta description de Paul à table m'enchante. Que ne suis-je avec vous deux ! Cependant mon absence aura cela de bon, que tu t'accoutumeras à te passer de moi pour toutes les affaires.

Je reçois des visites qui me font perdre un temps bien précieux. C'est à présent surtout que mes journées sont chères. Ta tante m'a fait demander si je tenais beaucoup à la voir.

Les chansons de Béranger, tirées à dix mille exemplaires, ont été vendues en huit jours. On en fait une autre édition. On lui a ôté sa place; il s'en moque : il en trouvera d'autres chez des banquiers ou négociants, ou dans des administrations particulières. Il était là simple copiste expéditionnaire. On ne sait s'il sera inquiété ; je ne le crois pas. Il a pourtant chanté des choses qui ne se peuvent dire en prose.

Mes drogues se vendent aussi très-bien, et le marchand est venu m'annoncer ici que nous pourrions bientôt compter ensemble. Je crois que j'ai bien fait de m'en tenir au marché à moitié. On le dit honnête homme; et c'est pour commencer. Je le tiens par l'espérance.

A MADAME COURIER.

Le 3 ou 4 novembre 1821.

Violet-le-Duc m'est venu voir avec Bobée. Il veut avoir mes notes sur Boileau. Je serai obligé de leur donner quelque chose qui me fera perdre un temps infiniment précieux.

. B. vient aussi me tourmenter : il m'a tenu trois heures aujourd'hui. La perte de cec heures est irréparable pour moi et pour mon Longus, qui s'imprime. Il est probable que jamais je n'aurai le temps d'y retoucher après cette édition, qui n'est cependant pas telle que je la voudrais. J'ai heureusement donné quelques touches imperceptibles à ma lettre à Renouard, qui, sans y rien changer, raniment quelques endroits, mettent des liaisons qui manquaient. Je suis assez content de cela.

Je relis ton excellente lettre. Toute réflexion faite, je suis bien aise que tu sois jeune, pour moi et pour notre fils. Je lui parlais hier tout haut sans y penser. Tes détails me ravissent.

Il fait un bien beau temps. Que je serais heureux avec toi et notre cher Paul! Il faut lui garder toutes nos lettres, afin qu'il voie quelque jour combien il a été aimé. Je ne puis me consoler d'avoir perdu celles de mon père.

A MADAME COURIER.

Le 31 octobre 1821.

J'ai reçu tes divines lettres, dont la dernière est du 26. J'en ai eu trois à la fois qui m'ont rendu bien heureux. Je t'avoue que l'endroit où tu me parles de tes talents enfouis, perdus, m'a fait pleurer. J'ai eu bien peur que quelqu'un n'entrât chez moi, car on n'aurait su ce que c'était. Pourquoi n'ai-je pas eu seulement ton portrait ? Tu as bien fait de ne pas aller au déjeuner Il est sûr que tu as bien fait; car ne voyant personne ordinaire ment, il eût été mal de voir du monde en mon absence. Cela

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