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jeunes gens dont je serais le père. Cela ne m'a pas empêché de faire beaucoup de folies avec eux. Deux tables de boston et un colin-maillard dans leur salon que tu connais, outre M. Raymond et une petite fille de son âge; tu peux t'imaginer comme on était à l'aise. Colin-maillard l'a emporté. Le boston a été culbuté, deux carreaux cassés dans le vacarme. M. d'Autichamp en était, sans uniforme et sans aucune décoration. Il est vraiment aimable, tout uni et fort à la main. Enfin, nous étions là huit ou dix jeunes gens en train de nous divertir. Je suis sorti à minuit; personne ne songeait encore à s'en aller. Ils ont joué vingt sortes de petits jeux fort drôles, qui la plupart m'étaient nouveaux. Cela n'était point ennuyeux, comme sont d'ordinaire les petits jeux. Les jeunes personnes sont élevées on ne peut pas mieux, dans le ton à peu près des petites de la Beraudière. Celles-ci, ma foi, sont très-bien : décence parfaite, sans nulle espèce de gêne. Point de politique, tout le monde en bottes ; quel délice! Ce qui m'a le plus amusé, c'est l'histoire d'un bal donné ces jours passés. Il y a eu des gens invités qui n'ont pas voulu y venir, aimant mieux donner aux pauvres l'argent que cela leur eût coûté. C'est l'épigramme qu'ils ont faite, et qui a porté coup. On la leur garde bonne. D'autres, au contraire, s'attendaient à être invités, et ne l'ont point été : ceux-là ne sont pas les plus contents. Selon eux, c'est un bal d'épurés. Tu entends. ce que cela veut dire. D'autres invités y sont venus, et s'en sont allés parce qu'ils n'ont pas trouvé le bal assez épuré. Toute la capacité du gouverneur et des principaux magistrats a été employée à arranger ce bal, qui, définitivement, n'a contenté personne. Si tu t'étais trouvée ici, aurais-tu été assez pure? Tu es de race un peu suspecte. On t'eût admise à cause de moi, qui suis la pureté même; car j'ai été pur dans un temps où tout étai embrené. C'est une justice qu'on me rend: madame de la Beraudière ne tarit point là-dessus. La conclusion que j'ai tirée de tout cela, c'est que quand nous serons nichés dans nos bois, sur les bords du Cher, il faudra nous y tenir, et n'avoir de liaison, d'amis ni de connaissances, qu'à Paris. Tu sais là-dessus mon système, dans lequel je me confirme par tout ce que j'observe ici.

A MADAME COURIER.

Tours, le....

1816.

Mes marchands de bois m'ont promis de m'apporter aujourd'hui les cinq mille francs, mais je n'ai garde d'y compter; il faudra en venir aux coups, c'est-à-dire aux assignations. Ils seront bien étonnés, car jamais je n'ai fait rien de pareil. Mais je vais les étonner bien plus, en leur demandant en justice des dommages et intérêts pour l'exécrable massacre de mon pauvre bois. Je comprends maintenant pourquoi mon père avait toujours quelque procès; c'était pour ne pas se laisser manger la laine sur le dos. Moi, je suis tombé dans l'autre excès, et on me dévore depuis vingt-cinq ans. Croirais-tu bien que d'une pièce de quatorze arpents de bois il ne m'en reste plus que six? les huit autres sont passés du côté de mes voisins. Il y a des morceaux plus petits qui ont disparu entièrement; on sait seulement par tradition que je dois avoir là quelque chose. J'ai fait toutes ces découvertes dans l'énorme fatras des papiers de mon père. On ne me croyait pas homme à mettre le nez là-dedans. J'ai fait bien d'autres découvertes. Par exemple, je croyais mes fermes au même prix que du temps de mon père; cela me donnait de l'humeur. Le fait est qu'elles sont beaucoup plus bas. Il en est résulté cependant une sorte de bien, en ce que les fermiers, se regardant comme chez eux, ont beaucoup amélioré le fonds. Un seul m'a défriché, sans en être prié, six arpents de terre qui autrefois étaient incultes et inutiles; un autre a rebâti une grange. Aussi me garderai-je bien de les dégoûter par des augmentations trop fortes. Je veux seulement les engager à me faire meilleure part de mon bien.

Voici la nouvelle de Luynes: Le curé allait avec un mort, un homme venait avec son cheval. Le curé lui crie de s'arrêter; il n'en a souci, et passe outre sans ôter son chapeau, note bien. Le prêtre se plaint, six gendarmes s'emparent du paysan, l'emmènent lié et garrotté entre deux voleurs de grand chemin. Il est au cachot depuis trois semaines, et depuis autant de temps sa famille se passe de pain.

Autre nouvelle du même pays. Le curé a défendu de boire pendant la messe; tous les cabarets à cette heure doivent être

fermés. Le maire y tient la main. L'autre jour mon ami Bourdon, honnête cabaretier, s'avise de donner à déjeuner à son beau-frère or c'était un dimanche, et on disait la messe; le maire arrive, les voit, et les met à l'amende, qu'ils ont trèsbien payée. Mais voici bien pis. Le curé a défendu aux vignerons, qui voulaient célébrer la fête de saint Vincent leur patron, d'aller ce jour-là au cabaret. J'ai vu le curé, et je lui ai dit : Vous avez bien raison; c'est une chose horrible d'aller au cabaret, un jour de fête surtout ; et vous faites très-bien, vous, monsieur le curé, de ne jamais vous griser qu'en bonne compagnie dans le courant de la semaine. Cependant raisonnons, s'il vous plaît. Saint Vincent aime les vignerons, puisqu'il est leur patron : aimant les vignerons, il doit aimer la vigne, et par conséquent le vin, et aussi le cabaret, car tout cela se suit. Comment donc trouve-t-il mauvais que le jour de sa fête on aille au cabaret? II n'a su que me répondre.

Je te conte des balivernes; l'heure de la poste arrive; adieu.

A MADAME COURIER.

Tours, le 30 Janvier 1816.

Tes lettres me ravissent. Tu as bien raison de dire qu'il ne faut point d'économie sur cet article. Le plaisir qu'elles me font ne peut se comparer aux dix sous qu'elles me coûtent.

J'ai vu I...... Sa maison est bien ce qu'il nous faudrait. Elle est plus simple que je ne l'aurais cru en la voyant de loin. Il dit qu'il ne veut point la vendre. Cependant il me l'a fait voir dans le plus grand détail, et il me la vantait du ton d'un homme qui veut faire valoir sa marchandise. Moi je l'ai fort approuvé de ne point vouloir s'en défaire, et j'ai refusé de voir les appartements, qu'il voulait aussi me montrer. C'est l'histoire de Vaslin. Il s'est mis en tête que je voulais avoir sa maison.

Demain je fais encore une course à Larçay, et puis une autre à Luynes pour mes marchands de bois, qui finalement se moquent de moi. Je m'en vais leur lâcher des huissiers, ce qui ne m'est jamais arrivé, sans compter un procès-verbal que je vais faire faire du dommage causé à mes bois. Je ne veux plus, ma foi, passer pour un benêt, et je vais leur montrer les dents. Je

dis comme madame de Pimbêche : Ces coquins viendront nous manger jusqu'à l'âme, et nous ne dirons mot! ils vont me trouver bien changé. Ils t'attribueront ce changement; tu ne seras pas aimée de tes vassaux. Tu as pourtant une grande réputation dans le pays. Tu passes pour une beauté parfaite : heureux ceux qui t'ont vue! A propos de beauté, un de nos fermiers a un fils qui passe avec raison pour le plus beau garçon du pays. Il est blond, et a dix-huit ans. Ce ne sont point ces gros traits des Anglais et des Allemands: sa tête est toute grecque. Il est loin de s'en douter, et cela lui donne une grâce et un naturel que n'ont point vos messieurs de Paris. Avec sa blouse et ses sabots, il a tout à fait l'air d'Apollon chez Admète.

Quand je serai revenu de Luynes, il faudra retourner à Larçay pour mes impositions. Tu vois quelle vie. Je me donne au diable, mais j'espère que cela finira. Le pis est que je ne puis m'occuper d'aucune étude, et que j'ai beaucoup de moments où je ne sais que faire. Alors je meurs d'ennui. J'ai trop ou trop peu d'occupations.

Je t'entretiens de mes sottes affaires: qui ne peuvent que t'ennuyer. Il vaut mieux répondre à tes lettres. Je suis bien aise que tu aies remarqué le monsieur en pantoufles. Rien n'est plus choquant, je t'assure.

Je veux croire qu'au fond il ne se passe rien;

Mais enfin on en cause, et cela n'est pas bien.

Je t'assure que tu fais trop d'avances à ces gens, qui n'y répondent pas. Il faut se garder d'être dupe en amitié, c'est-à-dire, d'y mettre trop du sien. On joue un mauvais personnage.

Tu peins madame S. C'est une pauvre étude et un maigre sujet, mais cela vaut mieux que de ne rien faire. Je ne m'étonne pas que tu aies de la peine à te mettre au travail : j'éprouverais la même chose. Nous nous prêcherons l'un l'autre. J'ai des projets admirables, et je les exécuterai en dépit de la paume.

A MADAME COURIER.

Tours, le 6 février 1816.

Je me lève matin pour t'écrire. Il me faut aujourd'hui voir les gens du domaine pour réclamer la maison du garde, qui réelle

ment nous appartient comme ayant de tout temps fait partie de la forêt. C'est une raillerie de prétendre avoir vendu le pot, et non l'anse. J'aurai encore une course à faire pour revoir cette maison à vendre, et puis je partirai pour Paris; je ne compte me reposer que dans la voiture.

Tu te rappelles ces gens qui ne veulent pas qu'un paysan mange, boive et porte une chemise. J'allai l'autre jour chez M. Précontais de la Renardière, qui est un de nos débiteurs; je le trouvai en famille. Il n'avait point d'argent, me dit-il ; ce sont les paysans qui ont tout, et si cela continue, la noblesse mourra de faim, ou sera obligée de faire quelque chose. Qu'il se vende un quartier de pré, c'est un paysan qui l'achète; chacun a maintenant sa goulée de benace. Ces gens-là mangent de la viande, boivent du vin, ont des souliers: cela se peut-il souffrir? J'abondai dans son sens, et je le fis frémir en lui racontant une chose dont je venais d'être témoin. Croiriez-vous bien, lui dis-je, que Jean Coudray le vigneron...? Écoutez ceci, je vous prie. Je viens de chez Jean Coudray; il me devait quelque argent, qu'il m'a payé sur-le-champ. Sa femme m'a voulu donner à déjeuner. Mais elle, que pensez-vous qu'elle prenne à déjeuner? du café à la crème. Cela leur fit dresser les cheveux à la tête. Du café à la crème! Tout le monde s'écria: Du café à la crème! Nous convînmes tous que les choses ne pouvaient durer ainsi; et je les quittai en faisant des vœux bien sincères pour le retour du bon temps; car ils me payeront, j'imagine, quand les paysans mourront de faim et seront couverts de haillons.

Je voulais t'en dire plus long, mais Bidaut m'a envoyé chercher dès huit heures du matin. Je suis comme Petit-Jean, je n'aime pas qu'on m'interrompe. Adieu.

A MADAME COURIER.

Tours, le 7 novembre 1816.

Je ne poursuis point les marchands de bois, parce que Doré a un fils qui va, dit-on, faire un mariage fort avantageux ; et mes poursuites contre le père empêcheraient, dit-on, ce mariage, qui pourra aider au payement de ce qu'on me doit. Je n'en crois rien, mais, pour ne pas empêcher ces gens de coucher ensemble, j'attends le lendemain de la noce pour lâcher contre eux les huis

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