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la grande affaire de la tache d'encre, je n'aurais pas pris la peine d'écrire et d'imprimer une longue diatribe1 que je vous ai envoyée, mais que probablement vous ne recevrez point, vu l'embargo mis à la poste sur tout ce qui vient de moi. Je suis tenté de croire, comme Rousseau, que tout le genre humain conspire contre moi. J'en rirais, si j'étais sûr qu'on ne touchât qu'à mon grec. Boissonade m'a trop bien traité dans son journal. Je l'avais prié de ne dire mot de moi ni de mes œuvres ; mais sans doute il aura voulu secourir un opprimé et me défendre un peu, voyant que je ne me défendais pas moi-même.

Je passe ici mon temps assez bien avec quelques amis et quelques livres. Je les prends comme je les trouve; car si on était difficile, on ne lirait jamais, et on ne verrait personne. Il y a plaisir avec les livres, quand on n'en fait point, et avec des amis, tant qu'on n'a que faire d'eux. J'ai renoncé aux manuscrits: c'est une étude trop périlleuse. Ceux du Vatican s'en vont tout doucement en Allemagne et en Angleterre. Le pillage en fut commencé par le révérend père Altieri, bibliothécaire. Il les vendait cher, cent dix sous le cent, comme Sganarelle ses fagots. Je crois qu'on les a maintenant à meilleur marché. Mais notez ceci, je vous en prie. Altieri vend les manuscrits dont il a la garde; il est pris sur le fait; on trouve cela fort bon; personne n'en dit mot; on lui donne un meilleur emploi. Moi je fais un pâté d'encre, tout le monde crie haro! J'ai beau dépenser mon argent, traduire, imprimer à mes frais un texte nouveau, je n'en suis pas moins pendable, et rien que la mort n'est capable, etc. Je vous embrasse. Mille respects à madame Clavier.

A M. BOISSONADE,

A PARIS.

Rome, le 22 octobre 1810.

Grand merci, monsieur, de vos bons avis. Je suis enchanté que mon petit cadeau vous agrée. Je n'ai point eu d'autre dessein que de plaire aux geus comme vous. Il est sûr que les manuscrits m'ont fourni des choses très-précieuses; mais, à dire vrai, mon travail n'est rien. J'aurais fait quelque chose à Paris

La Lettre à M. Renouard.

avec des livres et du temps; car il faut vous imaginer qu'on ne soupçonne pas en Italie qu'il ait rien paru depuis les Aldes en matière de grec ou de critique. M. Furia, bibliothécaire, n'aurait jamais su sans moi qu'il y eût d'autres éditions de Longus que celle de Jungermann; c'est ce que vous pouvez voir dans la préface de son Ésope. Voilà dans quelle misère il m'a fallu travailler; logé à l'auberge, notez encore ce point, et dans les transes d'un homme qui voit les archers à ses trousses, car je savais à merveille ce qui se tramait contre moi. Pensez à tout cela, et puis querellez-moi sur les fautes d'impression, je vous répondrai comme Brunet: Tu veux de l'orthographe avec une méchante plume d'auberge!

Le vizir de la librairie a en effet donné un ordre de saisir tout mon grec; mais cet ordre n'a pas été exécuté. Je ne sais bonnement pourquoi. Le fait est qu'on s'est contenté de prendre quelques informations, auxquelles j'ai répondu d'assez mauvaise humeur; ma lettre a dû être envoyée à cette Excellence. Toutes ces chicanes m'ont déterminé à faire imprimer une complainte, diatribe ou invective, comme il vous plaira l'appeler, en forme de lettre à M. Renouard. On trouve que dans cette brochure je ne parle pas assez civilement des gens qui veulent me faire pendre. Je vous l'ai envoyée; mais il se pourrait qu'on eût arrêté le paquet à la poste.

Si vous révoyez ce bon monsieur de la direction de la librairie, assurez-le bien, je vous prie, que je n'ai point la rage de me faire imprimer; que le hasard,

Et, je pense,

Quelque diable aussi me poussant,

m'a fait traduire ce fragment;

Que cent fois j'ai maudit cette innocente envie;

que je fais un vœu bien sincère et un ferme propos de ne jamais rien écrire en quelque langue que ce soit pour le public; qu'enfin lui et son directeur, si j'échappe de leurs mains redoutables, peuvent compter qu'ils n'entendront jamais parler de moi.

A Mme LA PRINCESSE DE SALM-DYCK.

Tivoli, 12 juin et 1er octobre 1810.

Madame, vous deviez partir pour vos terres dans deux mois, lorsque vous me fites ces lignes très-aimables. Or, votre lettre est du 6 mai; la poste sera bien paresseuse, si celle-ci ne vous

trouve encore à Paris.

Il y a quelques mots dans votre lettre qui pourraient faire croire que vous ne vous êtes pas toujours bien portée depuis la dernière fois que j'eus l'honneur de vous voir. Vous étiez alors fraîche et belle, si je m'y connais, et vous ne paraissiez pas pouvoir être jamais malade. Mais enfin, je vois bien qu'à l'heure où vous m'écriviez, votre santé était bonne; elle le serait toujours, s'il y avait quelque justice aux arrangements de ce monde.

Assurément, j'irai vous voir dans votre château, et plus tôt que plus tard, et voici comment. D'ici à Paris, quand je m'y rendrai, je passe à Strasbourg; je trouve de là le Rhin:

Doutez-vous que le Rhin ne me porte en deux jours

Aux lieux où la Roër y voit finir son cours?

J'ai depuis longtemps, madame, votre château dans la tête, mais d'une construction toute romanesque. Il serait plaisant qu'il n'y eût à ce château ni tourelles, ni donjon, ni pont-levis, et que ce fût une maison comme aux environs de Paris. J'en serais fort déconcerté; car je veux absolument que vous soyez logée comme la princesse de Clèves ou la Dame des Belles Cousines; et je tiens à cette fantaisie. Sur vos environs, je crains moins d'être démenti par le fait; je vois vos prairies, vos bois, votre Rhin, votre Roër, qui ne se fâcheront pas si je les compare au Tibre et à l'Anio, à moins qu'ils ne soient fiers de couler à vos pieds; mais, en bonne foi, rien ne se peut comparer à ce pays-ci, ой partout de grands souvenirs se joignent aux beautés naturelles. C'est tout ensemble ce qu'il y a de mieux dans le rêve et la réalité. Votre idée de laisser là Paris tout cet hiver, si c'était pour venir ici, aurait quelque chose de raisonnable; mais là-bas, dans vos frimas, bon Dieu! J'ai passé un hiver sur les bords du Rhin; j'y pensai geler à vingt ans; je ne fus jamais si près d'une cristallisation complète.

Que vous manderai-je d'ici? Les rossignols ne chantent plus depuis quelques jours, dont bien me fâche. Si les nouvelles de cette espèce vous peuvent intéresser, je vous en ferai une gazette. Ma vie se passe à présent toute entre Rome et Tivoli; mais j'aime mieux Tivoli. C'est un assez vilain village, à six lieues de Rome, dans la montagne. Pour la description du pays, on en a fait vingt volumes, et tout n'est pas dit. Si vous en voulez avoir une idée, il y faut venir, madame; vous ne sauriez faire, de votre vie, un plus joli pèlerinage. Tout ce que j'ai d'éloquence sera employé quelque jour à vous prêcher sur ce texte.

Vous avez l'air de parler froidement de mon Longus, comme si j'y avais fait quelque petit ravaudage; mais, madame, songez que je l'ai ressuscité. Cet auteur était en pièces depuis quinze cents ans on n'en trouvait plus que des lambeaux. J'arrive, je ramasse tous ces pauvres membres, je les remets à leur place, et puis je le frotte de mon baume, et l'envoie jouer à la fossette. Que vous semble de cette cure? la Grèce me doit des autels.

Je ne sais si dans votre château vous aurez plus qu'à Paris le temps de penser à moi, et de m'en bailler par-ci par-là quelque petite signifiance, comme dit le paysan de Molière. Ne seriez-vous point de ces gens qui, moins ils voient de monde, et plus ils sont occupés ? Quoi qu'il en soit, comme on se flatte, et moi surtout plus que personne, je compte bien avoir de vos nouvelles à tout le moins une fois l'an.·

J'ai lu avec très grand plaisir votre éloge de Lalande; cela donne envie d'être mort, quand on est de vos amis. Je ne saurais prétendre aux honneurs de l'éloge; mais pour mon épitaphe je me recommande à vous : c'est une chose que vous pouvez faire sans beaucoup y rêver. Il s'agit seulement de mettre en rimes que je m'appelais Paul-Louis, de Saint-Eustache de Paris, et que je fus toute ma vie, madame, votre très-humble, etc.

P. S. Ayant trouvé dans mes papiers ce griffonnage, que je croyais parti depuis six mois, je devine enfin, madame, pourquoi vous n'y répondez pas; je vous l'envoie, tout vieux qu'il est. Mon étourderie vous fera rire, et cela vaudra mieux que tout ce que je pourrais vous mander à présent.

Je vous ai adressé dernièrement, par la poste, quelques exem

plaires d'une brochure, espèce de factum pédantesque qu'il m'a fallu faire imprimer pour répondre à d'autres sottises imprimées contre mon Longus. Tout cela est misérable, et je n'ai garde de penser que vous en puissiez lire deux lignes sans mourir; mais quelqu'un de vos Grecs le lira, et vous dira ce que c'est. Je doute d'ailleurs que ce paquet vous parvienne, car depuis quelque temps les ministres s'amusent à saisir tout ce que j'envoie à Paris; c'est pour eux une pauvre prise : le grec ne se vend pas comme du sucre. Les bureaux en doivent être pleins, je veux dire de grec pris sur moi ; et les dépêches vont s'en sentir pendant plus de huit jours.

A M. SILVESTRE DE SACY,

A PARIS.

Rome, le 5 octobre 1810.

Monsieur, puisque mes lettres vous parviennent, j'espère qu'enfin vous recevrez l'espèce de factum littéraire dont je vous adresse de nouveau trois exemplaires. Vous trouverez cela misérable; et si vous n'en riez, vous aurez pitié d'une telle querelle. Peut-être encore penserez-vous qu'il fallait se taire, ou parler plus civilement. Mais songez, s'il vous plaît, qu'or tâchait à me faire pendre. Que voulez-vous, monsieur? j'ai eu peur, non des cuistres, mais des satrapes de la littérature. Voyant à mes trousses chiens et gens, j'ai fait le moulinet avec mon bâton, sans trop regarder où je frappais.

Vous avez bien de la bonté de penser à mon Xénophon. Son malheur est d'être sorti de vos mains. Je ne sais bonnement où il est, ni ce qu'il deviendra. Un M. Stone l'avait imprimé à moitié, assez mal. Voilà tout ce que je puis vous en dire. Je serais fâché seulement que le manuscrit se perdît, car c'est un travail que ni moi ni autre ne saurait refaire, et qui, à vrai dire, ne se pouvait faire que dans les casernes et les écuries où je vivais alors.

Oui, monsieur, j'ai enfin quitté mon vilain métier, un peu tard, c'est mon regret. Je n'y ai pas pourtant perdu tout mon temps. J'ai vu des choses dont les livres parlent à tort et à travers. Plutarque à présent me fait crever de rire. Je ne crois plus aux grands hommes.

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