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A M. AKERBLAD.

Milan, le 12 mars 1809.

Ma première lettre est pour vous; du moins n'ai-je encore écrit à personne que je puisse appeler ami : et ceci soit dit afin de vous faire sentir l'obligation où vous êtes de me répondre, toute affaire ou toute paresse cessante.

En arrivant ici j'ai demandé un congé, on me l'a refusé ; j'ai donné ma démission. J'ai fait, comme vous voyez, ce que j'avais projeté : cela ne m'arrive guère. Je projette maintenant d'aller à Paris; mais j'attendrai pour partir que la neige soit un peu fondue sur les Alpes, et je veux les repasser avant qu'il en vienne d'autre; car je ne puis plus vivre que dans le beau pays ove il si suona.

Ma lettre sans doute vous trouvera encore à Florence et au lit, je m'imagine; car voilà un retour de froid qui va vous faire rentrer dans le duvet jusqu'au nez: non tibi Svezia parens.

Si vous étiez enfant du Nord, vous vous ririez de nos frimas, et tout vous semblerait zéphyr en Italie. Donnez-moi bientôt de vos nouvelles: partez-vous toujours pour Rome? J'y serai, je crois, avant vous, si Dieu nous maintient l'un et l'autre dans les mêmes dispositions.

Lamberti a fini son Iliade, et il va la porter à l'empereur. C'est un homme heureux, Lamberti s'entend. Il a, du métier littéraire, les agréments sans les peines; il vit avec ses amis, il travaille seulement pour n'être pas désœuvré. Son chagrin (car il en faut bien), c'est cette farine sur son visage,

Qui fait fuir à sa vue un sexe qu'il adore.

Aimez-vous les vers? en voilà. Le pauvre Lamberti gémit de n'oser se montrer aux belles, après s'être vu leur idole; bon homme au demeurant, d'un caractère aimable, il sait assez de grec et beaucoup d'italien; il a un frère qu'on vient de faire sénateur du royaume je ne doute pas qu'il ne le mérite autant pour le moins que Roland, qui était sénateur romain, au dire d'Arioste. J'ai appris à cette occasion que le royaume avait un sénat; mais je ne sais trop au vrai ce que c'est qu'un sénateur.

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il

A une lecture de Monti (c'était encore Homère, traduit par lui Monti; et toujours de l'Homère ! je crois que j'en rêverai ), a lu justement le livre où sont les deux comparaisons de l'âne et du cochon, et j'ai été témoin d'une grave discussion; savoir si l'on peut dire en vers, et en vers héroïques, asino et porco : l'affirmative a passé tout d'une voix, sur l'autorité d'Homère, appuyé de son traducteur et de son éditeur présents. Notifiez cet arrêt à vos lettrés toscans, et à tous auxquels il appartiendra : la chose intéresse beaucoup de gens, qui ne pourraient sans cela espérer de voir jamais leurs noms dans la haute poésie.

A MADAME DIONIGI,

A ROME.

Milan, le 22 mars 1809.

'J'ai reçu, madame, vos deux lettres, adressées l'une à Livourne, l'autre ici, avec le programme du bel ouvrage que vous destinez au public. Je vous en demanderais pour moi un exemplaire, si je savais où le mettre, si j'avais un cabinet; mais j'habite les grands chemins, et ce qui ne peut entrer dans une valise n'est pas fait pour moi. Comptez cependant que je ne négligerai rien pour vous procurer de nouveaux souscripteurs; cela me şerait difficile ici, je ne connais personne; mais à Paris, je suis un peu plus répandu ; et je pourrai là, quand j'y serai, c'est-àdire bientôt, vous servir d'autant mieux que j'y trouverai force gens à qui votre nom est connu. Vous avez bien sans doute ici des admirateurs; mais comment les rencontrerais-je, si je ne vois pas une âme? M. Lamberti, qui tient de vous la même mission, la prêchera beaucoup mieux, et annoncera aux Lombards les merveilles de vos œuvres, non pas avec plus de zèle, mais avec plus de succès que je ne pourrais faire.

Pour la traduction de votre Perspective, c'est mon affaire; et le titre de votre interprète me plaît et m'honore également. J'y.avais déjà mis la main, comme je crois vous l'avoir marqué; mais je ne sais si je pourrai retrouver dans une foule de papiers ce que j'en avais ébauché. Si cela s'est perdu, j'y ai peu de re

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Ouvrage de madame Dionigi sur la perspective, en italien.

P. L. COURIER.

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grets; car à présent je suis convaincu que pour faire cette version d'une manière digne de vous, il faut que j'y travaille avec vous. C'est un bonheur que j'aurai, si Dieu me fait vivre, cet automne; car voici mon plan pour l'année courante, sauf les événements. Je vais en France donner un coup d'œil à mes affaires; je passerai là la saison des grandes chaleurs, et, au départ des hirondelles, le désir de vous voir et de vous traduire me fera repasser les monts, e non sentir l'affanno.

Je ne suis plus soldat. J'ai demandé d'abord, mais je n'ai pu obtenir, qu'on n'envoyât en Espagne; j'espérais voir en passant la fumée de ma chaumière. J'ai voulu depuis avoir un congé pour des intérêts très-pressants, on me l'a refusé de même, et je donne ma démission. Je ne pouvais guère, ce me semble, quitter de meilleure grâce, ni plus à propos, un métier dans lequel il ne faut pas vieillir. Dès que les neiges des Alpes seront un peu fondues, je partirai pour Paris. Mais c'est bien à regret, je vous assure, que je tourne le dos à l'Italie; et je ne resterai là-bas que le temps qu'il faudra pour m'arranger de manière à n'y revenir de sitôt; car désormais, madame, ce n'est qu'en Italie que je trouve de la douceur à vivre. L'inclination, comme vous savez, se moque de la nature, ou plutôt devient une seconde nature. La patrie est où l'on est bien, où on a des amis comme vous; et si mon bonheur est à Rome, il est clair que je suis Romain. Ceci a un air de raisonnement; mais, soit raison ou autre chose, je ne puis plus vivre que dans le beau pays ove il si suona.

J'ai vu à Pise M. le professeur Santi, qui m'a fort prié de vous présenter son respect. Lamberti me donne la même commission: il achève un très-beau livre, qui sera dédié et présenté à l'empereur. C'est un Homère savamment revu et corrigé par lui Lamberti, et imprimé par Bodoni.

Il y a ici un peintre que vous connaissez, madame, qui du moins se vante de vous connaître. Il se nomme M. Bossi, et copie maintenant pour le gouvernement la fameuse Cène de Léonard, entreprise qui demandait un homme à talent. Ce Léonard ne se laisse pas copier à tout le monde; mais, pour comprendre le mérite de ce que fait Bossi, il faut voir comment il a su rétablir dans sa copie les parties de la fresque détruites par le

temps, et elles sont considérables. Ma foi, sans lui nous n'aurions qu'une idée bien imparfaite de ce beau tableau, dont il ne reste presque rien, et qui allait être dans peu totalement perdu. Mais comment retrouve-t-on une peinture effacée? Voilà ce qui vous surprendrait : il a découvert, je ne sais où, les cartons et les études de Léonard même. Pour la couleur, il s'est aidé de certaines copies faites dans le temps que l'original était entier. Bref, c'est comme une nouvelle édition de la Cène. N'aimezvous pas mieux, madame, cet ancien chef-d'œuvre ainsi reproduit, que tant de nouveaux tableaux tout au plus médiocres? Quant à moi, cela me plaît fort; et je voudrais quelque chose de semblable pour vos belles fresques de Rome, où l'on ne voit tantôt plus rien.

J'ai assisté à une grande lecture de poésie. C'était encore Homère, et traduit par Monti. Je pensais vraiment en rendre compte à mademoiselle Henriette; mais à elle je ne puis lui parler que d'elle-même, au risque toutefois d'un peu de désordre dans mes idées. Si je m'embrouille, après tout, je n'étonnerai personne, étant coutumier du fait, soit que je parle à elle ou d'elle; enfin je veux lui demander des nouvelles de ses mains, que je me figure présent bien maltraitées par le froid. C'est un cruel mal que ces geloni1, comme vous les appelez; ces tyrans de Sicile ne respectent rien. Voyez-vous, madame? déjà je commence à déraisonner; le mieux sera, je crois, que je m'en tienne là, et que je finisse en vous assurant de mon très-humble respect.

A M. SILVESTRE DE SACY,

A PARIS.

Milan, le 13 mars 1809.

Monsieur, les tristes présages que me donnait votre lettre du 3 du courant, sur la maladie de M. de Sainte-Croix, ne se sont que trop vérifiés, comme on me le marque aujourd'hui de la part de madame de Sainte-Croix. Je n'ose encore lui écrire; mais je vous supplie, monsieur, de lui présenter mon respect, et de lui dire, si cela se peut sans irriter sa douleur, toute la part que j'y prends. Je comprends la vôtre, monsieur, sachant com

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bien vous étiez lié avec un homme si respectable, et la haute estime qu'il avait pour vous. Quant à moi, il n'y avait personne dont l'amitié me fût ni mieux prouvée ni plus chère; et même depuis la mort de M. de Villoison, qui nous fut ravi aussi cruellement, c'était presque la seule liaison que j'eusse conservée en France parmi les gens de lettres. Il se plaisait à m'encourager dans ces études dont vous avez pu voir quelques essais, et c'était à lui que je confiais des amusements et des goûts qu'on ne peut avoir pour soi seul. Enfin, par mille raisons, je ne pouvais faire de perte qui me fût plus sensible. C'est déja un bonheur pour moi que mon manuscrit passe dans vos mains; mais je voudrais qu'avec cela, monsieur, M. de Sainte-Croix vous eût transmis une partie de l'amitié dont il m'honorait. Pour avoir quelque droit à la vôtre, si ce peut m'être là un titre, permettez-moi de le faire valoir, en y joignant l'admiration que m'inspirent vos rares connaissances. Je n'en puis juger par moi-même que trèsimparfaitement. Mais je voyage depuis longtemps, et partout je vous entends louer par des gens que tout le monde loue. Ainsi je suis sûr de votre mérite dans les choses mêmes qui passent ma portée. Voilà d'où me vient, monsieur, le désir de vous connaître plus particulièrement, et l'ambition de vous plaire. Je compte être bientôt à Paris, où j'espère vous faire ma cour un instant. En attendant, si vous daignez jeter un coup d'œil sur mon travail, et me donner quelques avis, venant d'un homme comme vous, nulle faveur ne me pourrait être plus précieuse. Je suis très-flatté de l'intérêt que vous y voulez bien prendre, et fort aise que M. Le Normant, à votre considération, se charge de l'impression. C'était assurément tout ce que je pouvais souhaiter. Je me flatte peut-être; mais vous voilà, je crois, un peu engagé à protéger mon Xénophon à son entrée dans le monde. J'ose vous prier, monsieur, de ne le point perdre de vue; car, plutôt que de le voir livré à la barbarie des protes, j'aimerais mieux l'étouffer d'abord. Il vous sera aisé, ce me semble, de trouver quelqu'un qui se charge de surveiller l'impression, et de voir vous-même d'un coup d'œil si tout est dans l'ordre. Comme mon voyage à Paris est encore une chose incertaine, et que, dans tous les cas, mon séjour y sera très-court, occupé d'ailleurs de soins fort différents, je ne pourrai même

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