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A M. CHLEWASKI,

A TOULOUSE.

Tarente, le 8 juin 1806.

Monsieur, j'apprends que vous êtes encore à Toulouse, et je m'en félicite, dans l'espoir de vous y revoir quelque jour; car j'irai à Toulouse, si je retourne en France. Deux amis, dans le même pays, m'attireront par une force que rien ne pourra balancer. Mais, en attendant, j'espère que vous voudrez bien m'écrire, et renouveler un commerce trop longtemps interrompu; commerce dont tout le profit, à vous dire vrai, sera pour moi; car vous vivez en sage, et cultivez les arts; sachant unir, selon le précepte, l'utile avec l'agréable, toutes vos pensées sont comme infuses de l'un et de l'autre. Mais moi, qui mène depuis longtemps la vie de don Quichotte, je n'ai pas même comme lui des intervalles lucides; mes idées sont toujours plus ou moins obscurcies par la fumée de mes canons; vous, observateur tranquille, vous saisissez et notez tout; tandis que je suis emporté dans un tourbillon qui me laisse à peine discerner les objets. Vous me parlerez de vos travaux, de vos amusements littéraires, de vos efforts unis à ceux d'une société savante, pour hâter les progrès des lumières, et ralentir la chute du goût. Moi, de quoi pourrai-je vous entretenir? de folies, tantôt barbares, tantôt ridicules, auxquelles je prends part sans savoir pourquoi; tristes farces, qui ne sauraient vous faire qu'horreur et pitié, et dans lesquelles je figure comme acteur du dernier ordre.

Toutefois, il n'est rien dont on ne puisse faire un bon usage; ainsi, professant l'art de massacrer, comme l'appelle la Fontaine, j'en tire parti pour une meilleure fin; et d'un état en apparence ennemi de toute étude, je fais la source principale de mon instruction en plus d'un genre. C'est à la faveur de mon harnais que j'ai parcouru l'Italie, et notamment ces provinces-ci, où l'on ne pouvait voyager qu'avec une armée. Je dois à ces courses des observations, des connaissances, des idées que je n'eusse jamais acquises autrement; et ne fût-ce que pour la langue, aurais-je perdu mon temps, en apprenant un idiome composé des plus beaux sons que j'aie jamais entendu articuler?

Il me manque à présent d'avoir vu la Sicile; mais j'espère y passer bientôt, et aller même au delà; car ma curiosité, entée sur l'ambition des conquérants, devient insatiable comme elle. Ou plutôt, c'est une sorte de libertinage qui, satisfait sur un objet, vole aussitôt vers un autre. J'étais épris de la Calabre; et quand tout le monde fuyait cette expédition, moi seul j'ai demandé à en être. Maintenant je lorgne la Sicile, je ne rêve que les prairies d'Enna, et les marbres d'Agrigente; car il faut vous dire que je suis antiquaire, non des plus habiles, mais pourtant de ceux qu'on attrape le moins. Je n'achète rien, j'imite le comte de Haga, che tutto vede, poco compra e meno paga. Cette épigramme ou cette rime fut faite par les Romains, le plus malin peuple du monde, contre le roi de Suède, qui passait chez eux sous le nom de comte de Haga. Je n'emporterai de l'Italie que des souvenirs et quelques incriptions.

C'est tout ce que l'on trouve ici. Tarente a disparu, il n'en reste que le nom; et l'on ne saurait même où elle fut, sans les marmites dont les débris, à quelque distance de la ville actuelle, indiquent la place de l'ancienne. Vous rappelez-vous à Rome Monte Testaccio (qui vaut bien Montmartre ), formé en entier de ces morceaux de vases de terre, qu'on appelait en latin testa, ce que je puis vous certifier, ayant été dessus et dessous. Eh bien, monsieur, on voit ici, non pas un Monte Testaccio, mais un rivage composé des mêmes éléments, un terrain fort étendu, sous lequel en fouillant on rencontre, au lieu de tuf, des fragments de poteries, dont la plage est toute rouge. La côte, qui s'éboule, en découvre des lits immenses; j'y ai trouvé une jolie lampe; rien n'empêche que ce ne soit celle de Pythagore. Mais dites-moi, de grâce, qu'était-ce donc que ces villes dont les pots cassés formaient des montagnes? Ex ungue leonem. Je juge des anciens par leurs cruches, et ne vois chez nous rien d'approchant.

Prenez garde cependant qu'on ne connaissait point alors nos tonneaux. Les cruches en tenaient lieu; partout où vos traducteurs disent un tonneau, entendez une cruche. C'était une cruche qu'habitait Diogène, et le cuvier de la Fontaine est une cruche dans Apulée. Dans les villes comme Rome et Tarente, il s'en faisait chaque jour un dégât prodigieux; et leurs débris, entassés

avec les autres immondices, ont sans doute produit ces amas que nous voyons. Que vous semble, monsieur, de mon érudition? Vous seriez-vous imaginé qu'il y eût eu tant de cruches autrefois, et que le nombre en fût diminué?

Je vois tous les jours le Galèse, qui n'a rien de plus merveilleux que notre rivière des Gobelins, et mérite bien moins l'épithète de noir, que lui donne Virgile :

Qua niger humectat flaventia culta Galesus.

Il fallait dire plutôt :

Qua piger humectans arentia culta Galesus.

Au reste, les moissons sur ses bords ne sont plus blondes, mais blanches; car c'est du coton qu'on y recueille. Le dulce pellitis ovibus Galesi, est devenu tout aussi faux; car on n'y voit pas un mouton. Je crois que le nom de ce fleuve a fait sa fortune chez les poëtes, qui ne se piquent pas d'exactitude, et pour un nom harmonieux donneraient bien d'autres soufflets à la vérité. Il est probable que Blanduse, à quelques milles d'ici, doit aux mêmes titres sa célébrité; et, sans le témoignage de TiteLive, je serais tenté de croire que le grand mérite de Tempé fut d'enrichir les vers de syllabes sonores. On a remarqué, il y a longtemps, que les poëtes vantent partout Sophocle, rarement Euripide, dont le nom n'entrait guère dans les vers sans rompre la mesure. Telle est leur bonne foi entre eux : pour flatter l'oreille et gagner ce juge superbe, comme ils l'appellent, rien ne leur coûte. Ainsi, quand Horace nous dit qu'il faut à tout héros, pour devenir immortel, un poëte, il devrait ajouter : Et un nom poétique; car, à moins de cela, on n'est inscrit qu'en prose au temple de mémoire. Et c'est le seul tort qu'ait eu Childebrand.

Lorsque vous m'écrivez, monsieur, dites-moi, s'il vous plaît, une chose : allez-vous toujours prendre l'air, le soir, dans cette saison-ci, par exemple, sous ces peupliers au bord du canal? Ah! quelles promenades j'ai faites en cet endroit-là! quelles rêveries quand j'y étais seul! et avec vous quels entretiens! d'autant plus heureux alors que je sentais mon bonheur. Les temps sont bien changés, pour moi du moins. Mais quoi! nul bien ne peut durer toujours; c'est beaucoup d'avoir le souvenir de pareils instants,

et l'espoir de les voir renaître. Un jour, et peut-être plus tôt que nous ne le croyons, vous et moi nous nous retrouverons ensemble au pied de ces pauvres Phaétuses. Saluez-les un peu de ma part, et donnez-moi bientôt, je vous en prie, de leurs nouvelles et des vôtres.

[Cependant Courier avait expédié à Tarente plusieurs bâtiments chargés d'artillerie, qui étaient arrivés à Crotone; et, jugeant sa mission finie, il se décida à revenir lui-même. Il s'embarqua donc dans la nuit du 10 au 11 juin, avec le capitaine Monval et deux canonniers, sur une polaque qui portait un dernier chargement de douze pièces de gros canon et d'autant d'affûts. Au jour, il reçut la chasse d'un brick anglais qui le gagnait de vitesse. Se voyant alors dans l'impossibilité de sauver le bâtiment, il ordonna au capitaine de faire ses dispositions pour le couler, et se jeta dans la chaloupe avec l'équipage. Mais l'effet ne répondit pas à son attente; et, avant de gagner la terre, il eut le déplaisir de voir les Anglais s'emparer du navire abandonné. La chaloupe aborda à l'embouchure du Crati, près de l'ancienne Sibaris; les quatre Français se dirigèrent vers la petite ville de Corigliano, qu'on voyait deux lieues au delà sur une hauteur. Mais avant d'y arriver ils tombèrent entre les mains d'une bande de Calabrois, qu'à juste titre alors on appelait brigands. Ceux-ci, après leur avoir enlevé les armes, l'argent et même les vêtements, se disposaient à les fusiller. Un des canonniers pleurait, et montrait une frayeur qui augmentait encore le danger. Courier, élevant alors la voix, lui dit : Quoi! tu es soldat français, et tu crains de mourir! Dans ce moment arriva le syndic de Corigliano avec quelques hommes. Ne se trouvant pas assez fort pour imposer aux bri gands, il feignit de partager leur rage; et paraissant plus acharné qu'eux. mêmes Camarades, dit-il, point de grâce à ces coquins de Français; mais conduisons-les en ville, afin que le peuple ait le plaisir d'assouvir lui-même sa vengeance. Il obtint ainsi qu'on lui remît les prisonniers, et les fit jeter dans un cachot: mais, dès la nuit suivante, il les fit sortir, et leur donna un guide qui, par des chemins de traverse, les conduisit à Consenza, où il y avait garnison française.

Courier séjourna quelques jours dans cette ville, et un de ses camarades qui s'y trouvait le pourvut de vêtements; il en partit le 19 pour rejoindre le quartier général, et coucha le même jour à Scigliano. Le len⚫ demain, sur les hauteurs de Nicastro, il fit encore rencontre de brigands: trois hommes de son escorte furent tués, et i! perdit une partie des uippes qui lui avaient été données.

Enfin, le 21 juin, il arriva à Monte-Leone, où se trouvait le général

Reynier, qui avait déjà connaissance de la perte du dernier convoi d'artillerie; la lettre suivante rend compte de son entrevue avec le général.]

*** A M. ?

OFFICIER D'ARTILLERIE, A COSENZA.

Monte-Leone, le 21 juin 1806.

J'arrive. Sais-tu ce qu'il me dit en me voyant : Ah! ah! c'est donc vous qui faites prendre nos canons? Je fus si étourdi de l'apostrophe, que je ne pus d'abord répondre; mais enfin la parole me vint avec la rage, et je lui dis bien son fait. Non, ce n'est pas moi qui les ai fait prendre; mais c'est moi qui vous fais avoir ceux que vous avez. Ce n'est pas moi qui ai publié un ordre dont le succès dépendait surtout du secret; mais je l'ai exécuté malgré cette indiscrétion, malgré les fausses mesures et les sottes précautions, malgré les lenteurs et la perfidie de ceux qui devaient me seconder, malgré les Anglais avertis, les insurgés sur ma route, les brigands de toute espèce, les montagnes, les tempêtes, et par-dessus tout sans argent. Ce n'est pas moi qui ai trouvé le secret de faire traîner deux mois cette opération, presque terminée au bout de huit jours, quand le roi et l'état-major me vinrent casser les bras. Encore, si j'en eusse été quitte à leur départ! mais on me laisse un aide de camp pour me surveiller et me hâter, moi qu'on empêchait d'agir depuis deux mois, et qui ne travaillais qu'à lever les obstacles qu'on me suscitait de tous côtés; moi qui, après avoir donné de ma poche mon dernier sou, ne pus obtenir même la paye des hommes que j'employais. Et où en serai-je à présent, si je n'eusse d'abord envoyé promener mon surveillant, trompé le ministre pour avoir la moitié de ce qu'il me fallait, et méprisé tous les ordres contraires à celui dont j'étais chargé? Ce ne fut pas moi qui dispensai la ville de Tarente de faire mes transports; mais ce fut moi qui l'y forçai, malgré les défenses du roi. En un mot, je n'ai pu empêcher qu'on ne livrât, par mille sottises, douze pièces de canon aux ennemis; mais ils les auraient eues toutes, si je n'eusse fait que mon devoir.

Voilà, en substance, quelle fut mon apologie, on ne peut pas moins méditée; car j'étais loin de prévoir que j'en aurais besoin.

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