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Vous n'ignorez pas combien sont désintéressés les éloges que je lui donne. Je n'ai nulle raison de le flatter, et suis tout à fait étranger à ce doux commerce de louanges que vous pratiquez entre vous. M. Gail ne m'est rien, ni ami, ni ennemi, ne me sera jamais rien, et ne peut de sa vie me servir ni me nuire. Ainsi le pur amour du grec m'engage à célébrer en lui le premier de nos hellénistes, j'entends le plus considérable par ses grades littéraires. Le public, je le sais, lui rend assez de justice; mais on ne le connaît pas encore. Moi, je le juge sans prévention, et je vois peu de gens qui soient de son mérite, même parmi vous, Messieurs. En Allemagne, où vous savez que tout genre d'érudition fleurit, je ne vois rien de pareil, rien même d'approchant. Là, les places académiques sont toutes données à des hommes qui ont fait preuve de savoir. Là, Coraï serait président de l'Académie des inscriptions, Haase garde des manuscrits, quelque autre aurait la chaire de grec, et Gail... qu'en ferait-on? Je ne sais, tant l'industrie qui le distingue est peu prisée en ce payslà. Ces gens, à ce qu'il paraît, grossiers, ne reconnaissent qu'un droit aux emplois littéraires, la capacité, de les remplir qui chez nous est une exclusion.

Ce que j'en dis toutefois ne se rapporte qu'à votre Académie, Messieurs, celle des inscriptions et belles-lettres. Les autres peuvent avoir des maximes différentes. Et je n'ai garde d'assurer qu'à l'Académie des sciences un candidat fût refusé, uniquequement parce qu'il serait bon naturaliste ou mathématicien profond. J'entends dire qu'on y est peu sévère sur les billets de confession, et un de mes amis y fụt reçu l'an passé, sans même qu'on lui demandât s'il avait fait ses Pâques ; scandales qui n'ont point lieu chez vous.

Mais, Messieurs, me voilà bien loin du sujet de ma lettre. J'oublie, en vous parlant, ce que je viens vous dire, et le plaisir de vous entretenir me détourne de mon objet. Je voulais répondre aux méchantes plaisanteries de ce journal qui dit que je me suis présenté, que je me présente actuellement, et que je me présenterai encore pour être reçu parmi vous. Dans ces trois assertions il y a une vérité, c'est que je me suis présenté, mais une fois sans plus, Messieurs. Je n'ai fait, pour être des vôtres, que quarante visites, seulement, et quatre-vingts révérences, à raison

de deux par visite. Ce n'est rien pour un aspirant aux emplois académiques; mais c'est beaucoup pour moi, naturellement peu souple, et neuf à cet exercice. Je n'en suis pas encore bien remis. Mais je suis guéri de l'ambition, et je vous proteste, Messieurs, que, même assuré de réussir, je ne recommencerais pas.

Quant à ce qu'il ajoute touchant les principes de ceux que vous avez élus, principes qu'il dit être connus, cette phrase tendant à insinuer que les miens ne sont pas connus, me cause de l'inquiétude. Si jamais vous réussissez à établir en France la sainte inquisition, comme on dit que vous y pensez, je ne voudrais pas que l'on pût me reprocher quelque jour d'avoir laissé sans réponse un propos de cette naturę. Sur cela donc j'ai à vous dire que mes principes sont connus de ceux qui me connaissent, et j'en pourrais demeurer là. Mais, afin qu'on ne m'en parle plus, je vais les exposer en peu de mots.

Mes principes sont qu'entre deux points la ligne droite est la plus courte; que le tout est plus grand que sa partie; que deux quantités, égales chacune à une troisième, sont égales entre elles.

Je tiens aussi que deux et deux font quatre; mais je n'en suis pas sûr.

Voilà mes principes, Messieurs, dans lesquels j'ai été élevé, grâce à Dieu, et dans lesquels je veux vivre et mourir. Si vous me demandez d'autres éclaircissements (car on peut dire qu'il y a différents principes en différentes matières, comme principes de grammaire; il ne s'agit pas de ceux-là, ces Messieurs ne sachant, dit-on, ni grec, ni latin; principes de religion, de morale, de politique), je vous satisferai là-dessus avec même sincérité.

Mes principes religieux sont ceux de ma nourrice, morte chrétienne et catholique, sans aucun soupçon d'hérésie. La foi du centenier, la foi du charbonnier sont passées en proverbe. Je suis soldat et bûcheron, c'est comme charbonnier. Si quelqu'un me chicane sur mon orthodoxie, j'en appelle au futur concile.

Mes principes de morale sont tous renfermés dans cette règle Ne point faire à autrui ce que je ne voudrais pas qui me fût fait.

Quant à mes principes politiques, c'est un symbole dont les articles sont sujets à controverse. Si j'entreprenais de les déduire, je pourrais mal m'en acquitter, et vous donner lieu de me confondre avec des gens qui ne sont pas dans mes sentiments. J'aime mieux vous dire en un mot ce qui me distingue, me sépare de tous les partis, et fait de moi un homme rare dans le siècle où nous sommes ; c'est que je ne veux point être roi, et que j'évite soigneusement tout ce qui pourrait me mener là.

Ces explications sont tardives, et peuvent paraître superflues, puisque je renonce à l'honneur d'être admis parmi vous, Messieurs, et que sans doute vous n'avez pas plus d'envie de me recevoir que je n'en ai d'être reçu dans aucun corps littéraire. Cependant je ne suis pas fâché de désabuser quelques personnes qui auraient pu croire, sur la foi de ce journaliste, que je m'obstinais, comme tant d'autres, à vouloir vaincre vos refus par mes importunités. Il n'en est rien, je vous assure. Je reconnais ingénument que Dieu ne m'a point fait pour être de l'Académie, et que je fus mal conseillé de m'y présenter une fois.

Paris, le 20 mars 1819.

CONVERSATION

CHEZ LA COMTESSE D'ALBANY,

A NAPLES, LE 2 MARS 1812.

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Ce fut moi qui leur dis, je ne sais à quelle occasion, que notre siècle valait bien celui de Louis XIV. Fabre se récria là-dessus : Quelle différence, bon Dieu! tout sous Louis XIV fleurit. Si vous parlez des arts, lui dis-je, en quel temps les a-t-on vus plus florissants qu'aujourd'hui ? Je voulais le faire un peu causer. La comtesse me devina, et entrant dans ma pensée : il est vrai, dit-elle, que les arts sont aujourd'hui tellement cultivés, encouragés.... On en parle beaucoup, dit Fabre. Oh! on fait plus qu'en parler. J'appuyai ce sentiment de ma

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dame d'Albany, et pour preuve je citai le salon du Louvre à Paris, où tous les ans.... Oui, oui, interrompit Fabre; et s'approchant de la fenêtre du côté de Pausilippe : Où donc vont toutes ces troupes le long de Chiaia, là-bas, vers la grotte? Je ne sais, répondis-je. Mais, par exemple, ce tableau de Gérard que nous vîmes hier chez le roi, n'est-ce pas là un bel ouvrage, et qui eût paru tel du temps de Lesueur et du Poussin? Ma foi, dit-il, les canonniers nos voisins montent à cheval. Il y a quelque parade sans doute. Le roi sera revenu de Caserte. II tâchait ainsi de détourner la conversation; mais moi : Et David, lui dis-je, David n'est-il pas fondateur d'une nouvelle école? Guérin, Girodet et vous-même, ne faites-vous tous rien qui vaille? Il me repartit: - Eh bien, oui ; c'est mon métier ; j'en puis parler, et je vous dis qu'il y a tel tableau du Poussin qui vaut mieux seul que tout ce qu'on a fait depuis.

« Je fus aise de le voir venir où je voulais. Je l'entretins sur ce propos, et il se mit à nous dire ce qu'étaient les arts sous Louis XIV, comparant les ouvrages d'alors à ceux d'aujourd'hui, et donnant de tout la prééminence au siècle passé, hors qu'il avouait que depuis un temps on se relevait chez nous de ce méchant goût, de cette misère où tomba si tôt notre école après ses beaux jours. Nous l'écoutions, et pour moi je n'eusse jamais songé à l'interrompre, car véritablement il parle bien de tout; mais sur ces choses-là où il est expert, il y a plaisir à l'entendre. La comtesse lui dit: A ce que je puis voir, en ce genre, selon vous, nous valons mieux que nos pères et moins que nos aïeux. Je vous crois, certes, plus capable que personne d'en bien juger; mais dans ce que vous nous dites n'entre-t-il point un peu de passion, quelque grain de partialité pour votre peintre favori? Car enfin ce tableau du Poussin... c'est comme si vous préfériez une fable de la Fontaine... - A merveille, dit-il; en effet, pour une belle fable de la Fontaine on donnerait aisément tous les vers du dix-huitième siècle. — Vous moquezvous? La Henriade, les tragédies de Voltaire? - Pourquoi non? si Voltaire lui-même en est d'avis? Quoi? - Chose sûre. N'at-il pas écrit, et je crois en plus d'un endroit, que personne, depuis l'âge d'or de notre poésie, n'a su faire vingt bons vers de suite? L'âge d'or de notre poésie, c'est le siècle de Louis XIV.

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Eh bien, que fait cela? Vous l'allez voir, pour peu que vous daigniez m'entendre.

<< Vingt bons vers de suite dans une fable font une bonne fable, n'est-ce pas? Comment l'entendez-vous? dit madame d'Albany. J'entends qu'une fable ordinairement n'ayant guère plus de vingt vers, si vingt vers sont bons dans cette fable, et vingt de suite, la fable est bonne. — Assurément. — Or il y a, continua-t-il, telle fable de la Fontaine où ne se trouvent pas seulement vingt bons vers de suite, mais où tous les vers sont fort bons. Me trompé-je? — Oh! pour cela non. Cette fable est bonne par conséquent? - Sans contredit. - Et une bonne fable est un bon ouvrage? - Qui en doute? Maintenant, ni dans la Henriade, ni dans les tragédies de Voltaire, il n'y a pas vingt bons vers de suite, de l'aveu même de Voltaire? Comment cela? -Eh! oui. Ne sont-ce pas tous vers faits depuis le règne de Louis XIV, c'est-à-dire, depuis qu'est passé le temps où l'on savait faire vingt bons vers de suite? Et les gens difficiles n'y en trouvent pas dix. Or, je vous prie, Madame, un ouvrage en vers, et un long ouvrage où ne se trouvent pas vingt bons vers de suite dans plusieurs milliers, est-ce un bon ouvrage ? — Mais, dit-elle, ce pourrait bien être un ouvrage médiocre. - Non, reprit-il, car le médiocre n'est pas reconnu des poëtes. Tout ce qui s'appelle poëme, au dire des maîtres de cet art, est bon ou mauvais; point de milieu. Le médiocre et le pire, c'est tout un. Vous savez le vers de Boileau. — Quoi! voudriez-vous dire que les tragédies de Voltaire sont de mauvais ouvrages? - Selon Boileau, dit-il; en effet vous le voyez; n'étant pas bonnes, puisqu'il n'y a pas vingt bons vers de suite, ni médiocres, puisqu'il n'y a pas de médiocre en poésie, elles sont de nécessité mauvaises. Mais je veux, pour l'amour de vous, Madame, que Boileau se trompe, Horace et toute la poétique; qu'il y ait des poemes médiocres, et que la Henriade en soit aussi bien que les tragédies, vous m'accorderez qu'un seul bon ouvrage vaut mieux que cent mauvais ouvrages, mieux que tous les mauvais ouvrages' qu'on saurait faire en cent ans? Il me le semble bien, ditelle. Mieux même que tous les ouvrages médiocres? Eh! je ne sais trop. Quoi! la chose ne vous paraît pas claire ? Eh, mais! dit-elle, par exemple, dix écos où il y aurait moitié

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