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à l'enfreindre. Que pensait-il? comment a-t-il pu se flatter que cette usurpation, pour ne pas dire le mot, n'aurait aucune suite, si ce n'est qu'il me connaissait bon homme, ignorant les affaires, et craignant surtout les procès? Il a cru, me prenant mon bien, ou que je n'en verrais rien, ou que je ne m'en plaindrais pas, ou que, me plaignant, je n'aurais pas la patience de suivre l'affaire; et il était fondé à le croire. Car, depuis vingt-cinq ans que je suis, après mon père, propriétaire dans cette province, plusieurs m'ont fait tort dans mes biens en diverses manières, quelques-uns même m'ont volé tout ouvertement, sans que jamais j'en aie fait aucune poursuite, aimant mieux perdre du mien que de gagner un procès. Voilà sur quoi il comptait, et il ne se fût pas trompé dans son calcul. Je lui aurais tout abandonné plutôt que de plaider, si mes amis ne m'eussent fait sentir que, me laissant ainsi dépouiller, il me fallait renoncer à toute propriété. En effet, si j'endure de la part de Bourgeau un tort si manifeste, à qui désormais pourrai-je vendre, qui ne m'en fasse autant ou pis? et quelles garanties pourront assurer mes coupes annuelles contre de telles usurpations, si les réserves les plus claires, les plus formellement exprimées, n'y servent de rien?

Qu'importe, après tout, ce qu'il dira? Son dire contre les faits ne peut rien. Il a promis de ne point toucher à ma onzième coupe. C'est de quoi l'acte fait foi. Il en a coupé cinq arpents; c'est ce qu'on voit sur le terrain. Peut-il, par ses raisons, faire qu'un fait ne soit pas fait, ou qu'il ait eu le droit d'enfreindre les clauses d'un contrat? A proprement parler, il n'y a pas ici matière à discussion. Si je lui eusse vendu trente arpents à choisir dans mes bois à son gré, on pourrait, par un arpentage, voir s'il a coupé plus ou moins. Ce point serait bientôt éclairci. Mais je lui vends un espace désigné, limité, avec injonction de ma part et promesse de la sienne de ne point couper au delà. Il est contrevenu à cette clause; l'inspection du terrain le prouve; luimême il en tombe d'accord. Où est la question? où est le doute qu'on puisse élever là-dessus?

C'est pour cela que plusieurs personnes qui entendent ces sortes d'affaires, croyant qu'il s'agissait d'un vol, me conseillaient de citer Bourgeau à la police correctionnelle. Moi, sans trop savoir ce que c'était que cette police correctionnelle, je préférai

l'action civile, non que j'en eusse une idée plus claire; mais on m'avait persuadé que par là je pourrais me ménager des voies à un accommodement dont je me flattais toujours. Je m'imaginais que plus son tort était évident, et plus il me serait facile. en relâchant de mon droit, et lui laissant bonne part de ce qu'il m'avait pris, d'entrer en quelque espèce d'arrangement avec lui. Mais je ne le connaissais pas, ou plutôt il me connaissait. Car il est bon de vous dire, messieurs, qu'ayant conçu le projet, chimérique peut-être, d'avoir terre sans procès, je suivais pour cela un plan qui me paraissait infaillible. C'était, quand je me voyais volé (comme à un chacun il arrive d'avoir affaire à des fripons), prendre patience et ne dire mot. Cela m'a réussi longtemps, et maintes gens au pays en sauraient bien que dire. Mais un homme s'est rencontré qui, après m'avoir pris mon bien m'a demandé encore des dédommagements. Le fait n'est pas croyable; il est vrai néanmoins. Tout le monde sait, chez nous, à Véretz, à Larçai, que quand je proposai à Bourgeau, devant témoins, de lui laisser ce qu'il m'avait pris et de finir toute contestation, il balança d'abord, puis il me déclara qu'il voulait de moi douze cents francs de dommages et intérêts, comme n'ayant pas coupé assez de bois pour sa vente. Que voulait-il dire? Je ne sais. Je pense, messieurs, qu'il a regret de m'en avoir laissé. Il ne me croyait pas, sans doute, si accommodant. Toutefois, c'est ainsi qu'il a trouvé le secret de me faire plaider, et renoncer à mon système de paix perpétuelle.

Je lui vends, aux termes de l'acte, la neuvième et la dixième coupe, sans autre désignation; et de fait, il n'en fallait point d'autre, chaque coupe de ma forêt étant par son seul numéro suffisamment indiquée. De ces deux coupes, mises d'abord aux enchères séparément, l'une, c'est la neuvième, supposée de neuf hectares, ne fut portée qu'à 3,000 francs, ce qui fait un peu moins de 300 francs l'hectare; l'autre, de dix hectares, monta jusqu'à 9,300 francs. C'est 900 francs l'hectare et plus. De la coupe sui. vante, la onzième, on m'offrait 1100 francs l'hectare. Remarquez, messieurs, cette progression et la valeur croissante du bois depuis 300 francs jusqu'à 1100. Ceci vous explique le motif qui a déterminé Bourgeau à ne se pas contenter des deux coupes à lui vendues, motif ordinaire en tel cas, et prévu par les ordonnances

L'outre-passe (c'est le nom qu'on donne à cette espèce de délit, en termes d'eaux et forêts), l'outre-passe est punie d'une amende du quadruple, à raison du prix de la vente, en supposant, notez, je vous prie, que le bois où elle est faite soit de même essence et qualité que celui de la vente. Cette sévérité, disent les jurisconsultes, a paru nécessaire pour empêcher les marchands de ne plus faire d'outre-passe, à quoi ils sont volontiers sujets quand ils voient quelque belle touffe d'arbres de grand prix attenant à leur vente. C'est là précisément ce qui a tenté Bourgeau. Il voit près de sa vente de beaux arbres, il les abat, non une touffe, mais cinq arpents, non de même qualité que la vente, mais d'une valeur plus que triple, enfin le quart de ma plus belle coupe.

Mais, messieurs, le tort qu'il me fait ne se borne pas à cela, et pour en avoir une idée, il ne suffit pas d'évaluer le bois indûment abattu. Le dommage est moins dans ce qu'il me prend que dans ce qu'il m'empêche de vendre. En effet, cette coupe dont il m'enlève le quart, cette même coupe dont on m'offrait jusqu'à 12,000 francs l'an passé, personne n'en veut maintenant, parce que Bourgeau en a, me dit-on, pris le plus beau et le meilleur. Ainsi elle reste sur pied telle que Bourgeau l'a laissée, c'est-à-dire, diminuée du quart en superficie, et de plus de moitié en valeur ; et moi, qui me fais de mes bois un revenu annuel, ce revenu me manquant, j'emprunte d'un côté pour vivre, je perds de l'autre une feuille sur cette coupe non vendue, je perds le produit d'une année, l'ordre de mes coupes est perverti; toute l'économie de ma fortune est troublée. C'est à quoi je vous supplie, messieurs, d'avoir égard dans l'évaluation des dommages et intérêts qui me sont dus en toute justice.

Si j'entrais dans la discussion du défaut de mesure qu'on m'objecte, et qui est le seul argument de mon adversaire, je dirais que j'ai vendu de bonne foi, comme il le sait bien, d'après d'anciennes mesures qui peuvent se trouver inexactes : que s'il y manque quelque chose, c'est un ou deux arpents, non cinq, chose facile à vérifier; que ces deux arpents environ vaudraient, au prix de la vente, 800 francs, tandis qu'on m'abat, dans la coupe réservée, pour 4,000 francs de bois; qu'enfin je ne dois point tenir compte à Bourgeau de ce qui peut manquer à la superficie,

puisque je vends sans garantie ni perfection de mesure, et que la loi ne lui donne une action contre moi, à raison du défaut de mesure, qu'autant qu'il n'y a point dans l'acte de stipulation contraire ainsi parle le Code civil, à l'article 1619. Une stipulation contraire, n'est-ce pas cette clause sans perfection de mesure, qui est d'usage, et marque assez que les parties renoncent réciproquement à toute diminution ou supplément du prix à raison de la mesure? Voilà ce que je pourrais répondre : mais, comme j'ai dit, ce n'est pas de quoi il ́s'agit. Toute la question, s'il y en a, roule sur un simple fait. Bourgeau a-t-il coupé dans ma onzième coupe, dans la coupe réservée ? Ce fait, un regard sur le terrain suffit pour le vérifier.

PLACET

A SON EXCELLENCE Mr LE MINISTRE.

MONSEIGNEUR,

Les persécutions que j'éprouve dans le département d'Indreet-Loire seraient longues à raconter. En voici les principaux traits.

Le 12 décembre dernier, on coupa et enleva, dans ma forêt de Larçai, quatre gros chênes baliveaux de quatre-vingts ans. Mon garde fit sa pláinte légale, et requit le maire de Véretz de permettre, suivant la loi, la recherche des bois volés. On savait où ils étaient. Le maire s'y refusa, malgré la lecture qu'on lui fit de la loi qui l'oblige, sous peine de destitution, d'accompagner lui-même le garde dans cette recherche. Tout est constaté par des procès-verbaux.

Quelque temps après, les mêmes gens coupèrent, dans la même forêt, dix-neuf chênes, les plus gros et les plus beaux de tous. Procès-verbal fut fait, plainte portée au maire et au procureur du roi, qui menaça de sa surveillance, non les voleurs, mais le garde et moi.

Dernièrement on a encore coupé, dans la même forêt, un seul gros baliveau de soixante et quinze ans. On a tenté de mettre le feu en différents endroits. Les auteurs de ces délits sont connus; et non-seulement nulle poursuite n'a été faite contre eux, mais on s'oppose constamment à la recherche légale des bois enlevés.

Le nommé Blondeau, l'un de mes gardes, est chargé par moi, cette année, de différentes exploitations que je fais faire par nettoiement. On l'a laissé abattre et façonner tout le bois ; mais au moment de la vente on le fait condamner, sous les plus absurdes prétextes, à un mois de prison, sans grâce ni délai. Le voilà ruiné totalement, et moi, en partie. On l'accuse dans le procès-verbal fait contre lui, en apparence, mais réellement contre moi, d'avoir dit à M. le maire (dont il a une peur mortelle) Allez vous faire f...... C'est là le crime qu'on lui suppose, et pour lequel on va détruire toute l'existence et la fortune d'un père de famille de soixante ans, qui a toujours vécu sans reproche.

Je ne vous parle point, monseigneur, des procès risibles qu'on me fait, dans lesquels je succombe toujours. Chaque fois que je suis volé, je paye des dommages et intérêts. Si on me battait, je payerais l'amende. On menace maintenant de me brûler. Si cela arrive, je serai condamné à la peine des incendiaires.

Ce n'est pas qu'on me haïsse dans le pays. Je vis seul, et n'ai de rapports ni de démêlés avec personne. Tout cela se fait pour faire plaisir à M. le maire et à MM. les juges, à M. le procureur du roi et à M. le préfet, gens que je n'ai jamais vus, et dont j'ignore les noms.

Enfin, il est notoire dans le département qu'on peut me voler, me courir sus; et chaque jour on use de cette permission. Je suis hors de la loi pour avoir défendu avec succès des gens qu'on voulait faire périr, il y a deux ou trois ans. Voilà, disent quel ques-uns, le vrai motif du mal qu'on me fait à présent.

Je supplie Votre Excellence d'ordonner que tous ceux qui me pillent, ou m'ont pillé, soient également poursuivis, et qu'on me laisse en repos à l'avenir. C'est malgré moi que j'ai recours à l'autorité, quand les lois devraient me protéger. Mais la chose

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