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l'époque, et le taureau de Wittenberg pouvait répondre au bouc de Leipzig. Cependant ses amis eux-mêmes se plaignent de ses violences:

Luther, écrit Bullinger, ne garde plus aucune mesure. En vérité, ses écrits ne contiennent la plupart du temps qu'outrage, emportement, fureur! Dieu lui donne-t-il un bon terrain? il le sème aussitôt de tant de paroles grossières et dissolues que le bon grain ne saurait y germer. Il envoie tout de suite au diable tous ceux qui ne se livrent pas entièrement à lui.

Ce dernier trait est d'une indéniable exactitude. Ce qui est plus grave encore, c'est que l'orgueil influe parfois sur ses décisions théologiques. Il avoue nettement qu'il eût laissé parmi les choses indifférentes tel ou tel point de doctrine (la transsubstantiation par exemple), si les papistes ne l'avaient harcelé; il a volontairement, et dans une mesquine pensée de représailles, approfondi le fossé qui s'était creusé entre l'Eglise et lui. De même, les intérêts du parti lui ont fait approuver des actes qu'à n'en pas douter il condamnait intérieurement: témoin l'étrange casuistique par laquelle il finit, je ne dis pas par permettre, mais enfin par tolérer que le landgrave de Hesse évitât, en prenant deux femmes, le péché d'adultère. Il y a lá une défaillance impardonnable, d'autant plus éclatante que Luther voulait la tenir secrète, et qu'il se fàcha très fort qu'elle eût été divulguée.

Par contre, il est vraiment remarquable qu'avec cette violence de caractère, avec son habitude de traiter d'hérétiques ceux qui ne pensaient pas comme lui, il soit resté toute sa vie opposé au châtiment temporel de l'hérétique.

III

Pénétrons jusqu'à l'homme lui-même. Ses très réelles vertus privées n'ont pas été sans influence sur la diffusion de sa doctrine. Ses adversaires ne pouvaient naturellement rien comprendre au mariage d'un moine et d'une

nonne, et ils n'ont pas ménagé les calomnies à Luther et à Catherine de Bora. En réalité, Luther s'est marié pour tirer de la misère la dernière des pauvres fugitives qui avaient trouvé dans sa maison un asile, la seule qui n'eût pas trouvé d'époux, et aussi pour donner, par son propre exemple, une confirmation éclatante à sa doctrine sur le mariage des prètres. Après coup, il aima d'un réel amour celle qu'il appelait ma douce chaine, mon seigneur Kethe. A moins d'être un esprit prévenu, il est impossible de nier la réelle beauté de cet intérieur. Et il faut avoir le cœur bien dur pour n'être pas touché par la douleur de Luther, pleurant sa petite Lenchen, une enfant de 14 ans : le chrétien essaie de la rendre, joyeux, au Seigneur, mais le père souffre et crie. La jolie lettre à son petit Hanschen, où il lui parle du beau jardin à pommes d'or, est d'un vrai père à l'âme tendre.

Sur tous les visiteurs, ce ménage installé dans un cloitre fait la même impression. Tout ce qu'on a dit sur la saintet de la famille en pays protestant, tout cela est déjà réalisé dans la maison de Catherine de Bora. Luther n'a pas seulement donné une formule nouvelle du christianisme, il a sanctifié les humbles devoirs de la vie quotidienne, et par là il a reconstitué la famille.

Dans un siècle de quémandeurs sans vergogne, il a su allier la dignité et la pauvreté. L'Electeur lui envoie du drap pour se tailler un habit, du gibier les jours de fète; mais Luther apprend le métier de tourneur pour pouvoir vivre de ses mains. Ses livres, ses brochures inondent l'Allemagne et enrichissent les imprimeurs; mais lui refuse toute part dans leurs bénéfices, sous prétexte que la parole n'est pas une marchandise. Lorsqu'il demande des secours aux puissants, c'est pour d'autres, c'est qu'il a reçu dans sa maison une femme en couches, des voisins malades de la peste, ou ce pauvre affamé de François Lambert.

Au milieu de toutes ces épreuves, il garde le don divin de la joie. C'est par la musique qu'il veut chasser les ten

tations sataniques et apaiser les consciences inquiètes. Il exerce sur tous ceux qui l'entourent un ascendant puissant, et parmi eux se trouvent quelques-uns des chefs de l'art allemand, non-seulement Cranach, mais Dürer.

Sur la foule, le principal instrument de ses succès est son éloquence, faite de conviction ardente et de verve populacière. «< Il est vrai, déclare Bossuet, qu'il eut de la force dans le génie, de la véhémence dans ses discours, une éloquence vive et impétueuse qui entraînait les peuples et les ravissait, une hardiesse extraordinaire quand il se vit soutenu et applaudi, avec un air d'autorité qui faisait trembler ses disciples... » Il avait le sens des foules, que n'eurent jamais les humanistes. Il me semble que Janssen a fort bien caractérisé son éloquence dans ce passage:

Il maniait la langue allemande avec une incomparable puissance. Luther est véritablement un maître, son expression est concise, énergique; son exposition, pleine de mouvement et de vie; ses comparaisons, bien que fort simples, sont saisissantes et pleines de feu. Il avait largement puisé aux riches sources de la langue du peuple. En fait d'éloquence populaire, bien peu peuvent lui être comparés.

Un tel homme ne pouvait assurément vivre, lutter et parler à quelques pas de la France sans que sa personne et ses doctrines éveillassent chez nous une universelle attention. Dans nos prochaines leçons, nous chercherons à dégager les idées essentielles de la dogmatique luthérienne, et à déterminer l'influence exercée par Luther sur la pensée française.

H. HAUSER.

Pour le Comité de publication:

Le Secrétaire,

Dr PAUL GIROD.

Clermont-Ferrand, typographie et lithographie G. MONT-LOUIS, rue Barbançon.

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SAUTEYRAS, Vue prise de la rive du Sud.

PL. 1.

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