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sesses qui y sont. Qu'il se méprise, parce que cette capacité est vide; mais qu'il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu'il se haïsse, qu'il s'aime : il a en lui la capacité de connoître la vérité, et d'être heureux; mais il n'a point de vérité, ou constante, ou satisfaisante. Je voudrois donc porter l'homme à désirer d'en trouver, à être prêt et dégagé des passions pour la suivre où il la trouvera; et sachant combien sa connoissance s'est obscurcie par les passions, je voudrois qu'il haît en lui la concupiscence qui la détermine d'elle-même, afin qu'elle ne l'aveuglât point en faisant son choix, et qu'elle ne l'arrêtât point quand il aura choisi.

IX.

Je blâme également, et ceux qui prennent le parti de louer l'homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui le prennent de le divertir (10); et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant.

Les stoïques disent Rentrez au-dedans de vous-mêmes, et c'est là où vous trouverez votre repos et cela n'est pas vrai. Les autres disent: Sortez dehors, et cherchez le bonheur en vous divertissant et cela n'est pas vrai (11). Les maladies viennent : le bonheur n'est ni dans nous, ni hors de nous; il est en Dieu et en nous.

X.

La nature de l'homme se considère en deux

manières l'une selon sa fin, et alors il est grand et incompréhensible; l'autre selon l'habitude, comme l'on juge de la nature du cheval et du chien, par l'habitude d'y voir la course, et animum arcendi; et alors l'homme est abject et vil. Voilà les deux voies qui en font juger diversement, et qui font tant disputer les philosophes; car l'un nie la supposition de l'autre : l'un dit : Il n'est pas né à cette fin, car toutes ses actions y répugnent; l'autre dit: Il s'éloigne de sa fin quand il fait ces actions basses. Deux choses instruisent l'homme de toute sa nature: l'instinct et l'expérience.

XI.

Je sens que je peux n'avoir point été : car le moi consiste dans ma pensée; donc moi qui pense n'aurois point été, si ma mère eût été tuée avant que j'eusse été animé. Donc je ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel, ni infini; mais je vois bien qu'il y a dans la nature un être nécessaire, éternel, infini.

ARTICLE V.

VANITÉ DE L'HOMME; EFFETS DE L'AMOUR-PROPRE.

I (12).

Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre ètre : nous voulons vivre dans l'idée des autres d'une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paroître. Nous travaillons incessamment à embellir et à conserver cet être imaginaire, et nous négligeons le véritable; et si nous avons ou la tranquillité, ou la générosité, ou la fidélité, nous nous empressons de le faire savoir, afin d'attacher ces vertus à cet être d'imagination: nous les détacherions plutôt de nous pour les y joindre, et nous serions volontiers poltrons pour acquérir la réputation d'être vaillants. Grande marque du néant de notre propre être, de n'être pas satisfait de l'un sans l'autre, et de renoncer souvent à l'un pour l'autre ! Car qui ne mourroit pour conserver son honneur, celui-là seroit infâme. La douceur de la gloire est si grande, qu'à quelque chose qu'on l'attache, même à la mort, on l'aime.

II.

L'orgueil contre-pèse toutes nos misères; car

ou il les cache, ou, s'il les découvre, il se glorifie de les connoître. Il nous tient d'une possession si naturelle au milieu de nos misères et de nos erreurs, que nous perdons même la vie avec joie, pourvu qu'on en parle.

III.

(13) La vanité est si ancrée dans le cœur de l'homme, qu'un goujat, un marmiton, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs : et les philosophes mêmes en veulent. Ceux qui écrivent contre la gloire veulent avoir la gloire d'avoir bien écrit; et ceux qui le lisent veulent avoir la gloire de l'avoir lu et moi qui écris ceci, j'ai peut-être cette envie; et peut-être que ceux qui le liront l'auront aussi.

IV.

Malgré la vue de toutes nos misères qui nous touchent et qui nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève.

V.

Nous sommes si présomptueux, que nous voudrions être connus de toute la terre, et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus; et nous sommes si vains, que l'estime de cinq ou six personnes qui nous environnent

nous amuse et nous contente.

VI.

La curiosité n'est que vanité. Le plus souvent on ne veut savoir que pour en parler. On ne voyageroit pas sur la mer pour ne jamais en rien dire, et pour le seul plaisir de voir, sans espérance de s'en entretenir jamais avec personne.

VII.

On ne se soucie pas d'être estimé dans les villes où l'on ne fait que passer; mais quand on doit y demeurer un peu de temps, on s'en soucie. Combien de temps faut-il? Un temps proportionné à notre durée vaine et chétive.

VIII.

La nature de l'amour-propre et de ce moi humain est de n'aimer que soi, et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il? Il ne sauroit empêcher que cet objet qu'il aime ne soit plein de défauts et de misères: il veut être grand, et il se voit petit: il veut être heureux, et il se voit misérable : il veut être parfait, et il se voit plein d'imperfections: il veut être l'objet de l'amour et de l'estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu'il soit possible de s'imaginer; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend et qui le convaine de ses défauts.

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