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produit que pour l'infinité. Il est dans l'ignorance au premier âge de sa vie; mais il s'instruit sans cesse dans son progrès : car il tire avantage, nonseulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs; parce qu'il garde toujours dans sa mémoire les connoissances qu'il s'est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu'ils en ont laissés. Et comme il conserve ces connoissances, il peut aussi les augmenter facilement; de sorte que les hommes sont aujourd'hui en quelque sorte dans le même état où se trouveroient ces anciens philosophes, s'ils pouvoient avoir vieilli jusqu'à présent, en ajoutant aux connoissances qu'ils avoient, celles que leurs études auroient pu leur acquérir à la faveur de tant de siècles. De là vient que, par une prérogative particulière, non - seulement chacun des hommes s'avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès, à mesure que l'univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différents d'un particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours, et qui apprend continuellement d'où l'on voit avec combien d'injustice nous respectons l'antiquité dans ses philosophes; car, comme la vieillesse est l'âge le plus distant de l'enfance, qui ne voit que la

vieillesse de cet homme universel ne doit pas être cherchée dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont les plus éloignés ?

Ceux que nous appelons anciens étoient véritablement nouveaux en toutes choses, et formoient l'enfance des hommes proprement; et comme nous avons joint à leurs connoissances l'expérience des siècles qui les ont suivis, c'est en nous que l'on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres. Ils doivent être admirés dans les conséquences qu'ils ont bien tirées du peu de principes qu'ils avoient, et ils doivent être excusés dans celles où ils ont plutôt manqué du bonheur de l'expérience que de la force du raisonnement.

Car, par exemple, n'étoient-ils pas excusables dans la pensée qu'ils ont eue pour la voie lactée, quand la foiblesse de leurs yeux n'ayant pas encore reçu le secours de l'art, ils ont attribué cette couleur à une plus grande solidité en cette partie du ciel, qui renvoie la lumière avec plus de force? Mais ne serions-nous pas inexcusables de demeurer dans la même pensée, maintenant qu'aidés des avantages que nous donne la lunette d'approche, nous y avons découvert une infinité de petites étoiles, dont la splendeur plus abondante nous a fait reconnoître quelle est la véritable cause de cette blancheur?

N'avoient-ils pas aussi sujet de dire que tous les corps corruptibles étoient renfermés dans la

sphère du ciel de la lune, lorsque, durant le cours de tant de siècles, ils n'avoient point encore remarqué de corruptions, ni de générations hors de cet espace? Mais ne devons-nous pas assurer le contraire, lorsque toute la terre a vu sensiblement des comètes s'enflammer (*), et disparoître bien loin au-delà de cette sphère?

C'est ainsi que sur le sujet du vide, ils avoient droit de dire que la nature n'en souffroit point; parce que toutes leurs expériences leur avoient toujours fait remarquer qu'elle l'abhorroit et ne pouvoit le souffrir. Mais si les nouvelles expériences leur avoient été connues, peut-être auroient-ils trouvé sujet d'affirmer ce qu'ils ont eu sujet de nier, par la raison que le vide n'avoit point encore paru. Aussi, dans le jugement qu'ils ont fait, que la nature ne souffroit point de vide, ils n'ont entendu parler de la nature qu'en l'état où ils la connoissoient; puisque, pour le dire généralement, ce ne seroit pas assez de l'avoir vu constamment en cent rencontres, ni en mille, ni en tout autre nombre, quelque grand qu'il soit; car s'il restoit un seul cas à examiner, ce seul cas suffiroit pour empêcher la décision générale. En effet, dans toutes les matières dont la preuve consiste en expériences, et non en démonstrations, on ne peut faire aucune assertion universelle, que par l'énumération géné

(*) La vraie nature des comètes étoit encore ignorée au temps de Pascal.

rale de toutes les parties et de tous les cas diffé

rents.

De même, quand nous disons que le diamant est le plus dur de tous les corps, nous entendons de tous les corps que nous connoissons, et nous ne pouvons ni ne devons y comprendre ceux que nous ne connoissons point; et quand nous disons que l'or est le plus pesant de tous les corps, nous serions téméraires de comprendre dans cette proposition générale ceux qui ne sont point encore en notre connoissance, quoiqu'il ne soit pas impossible qu'ils soient dans la nature.

Ainsi, sans contredire les anciens, nous pouvons assurer le contraire de ce qu'ils disoient; et quelque face enfin qu'ait cette antiquité, la vérité doit toujours avoir l'avantage, quoique nouvellement découverte, puisqu'elle est toujours plus ancienne que toutes les opinions qu'on en a eues, et que ce seroit ignorer la nature de s'imaginer qu'elle a commencé d'être au temps qu'elle a commencé d'être connue.

ARTICLE II.

RÉFLEXIONS SUR LA GÉOMÉTRIE EN GÉNÉRAL.

ON

N peut avoir trois principaux objets dans l'étude de la vérité : l'un, de la découvrir quand on la cherche; l'autre, de la démontrer quand

PENSÉES.

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on la possède; le dernier, de la discerner d'avec le faux quand on l'examine.

Je ne parle point du premier. Je traite particulièrement du second, et il enferme le troisième. Car si l'on sait la méthode de prouver la vérité, on aura en même temps celle de la discerner; puisqu'en examinant si la preuve qu'on en donne est conforme aux règles qu'on connoît, on saura si elle est exactement démontrée.

La géométrie, qui excelle en ces` trois genres, a expliqué l'art de découvrir les vérités inconnues; et c'est ce qu'elle appelle analyse, et dont il seroit inutile de discourir, après tant d'excellents ouvrages qui ont été faits.

Celui de démontrer les vérités déjà trouvées, et de les éclaircir de telle sorte que la preuve en soit invincible, est le seul que je veux donner; et je n'ai pour cela qu'à expliquer la méthode que la géométrie y observe; car elle l'enseigne parfaitement. Mais il faut auparavant que je donne l'idée d'une méthode encore plus éminente et plus accomplie, mais où les hommes ne sauroient jamais arriver: car ce qui passe la géométrie nous surpasse; et néanmoins il est nécessaire d'en dire quelque chose, quoiqu'il soit impossible de le pratiquer.

Cette véritable méthode, qui formeroit les démonstrations dans la plus haute excellence, s'il étoit possible d'y arriver, consisteroit en 'deux choses principales : l'une, de n'employer aucun terme dont on n'eût auparavant expliqué

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