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que corrompu, il n'auroit aucune idée, ni de la vérité, ni de la béatitude (93). Mais malheureux que nous sommes, et plus que s'il n'y avoit aucune grandeur dans notre condition, nous avons une idée du bonheur, et ne pouvons y arriver; nous sentons une image de la vérité, et ne possédons que le mensonge : incapables d'ignorer absolument, et de savoir certainement; tant il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement tombés !

Qu'est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu'il y a eu autrefois en l'homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, qu'il essaie inutilement de remplir de tout ce qui l'environne, en cherchant dans les choses absentes le secours qu'il n'obtient pas des présentes, et que les unes et les autres sont incapables de lui donner, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable?

IV.

Chose étonnante cependant, que le mystère le plus éloigné de notre connoissance, qui est celui de la transmission du péché originel, soit une chose sans laquelle nous ne pouvons avoir aucune connoissance de nous-mêmes! Car il est sans doute qu'il n'y a rien qui choque plus notre raison que de dire que le péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui, étant si

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éloignés de cette source, semblent incapables d'y participer. Cet écoulement ne nous paroît pas seulement impossible, il nous semble même très-injuste; car qu'y a-t-il de plus contraire aux règles de notre misérable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté, pour un péché où il paroît avoir eu si peu de part, qu'il est commis six mille ans avant qu'il fût en être? Certainement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine; et cependant, sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous mêmes. Le noeud de notre condition prend ses retours et ses plis dans cet abîme. De sorte que l'homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n'est inconcevable à l'homme.

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Le péché originel est une folie devant les. hommes; mais on le donne pour tel. On ne doit donc pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine, puisqu'on ne prétend pas que la raison puisse y atteindre. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes : Quod stultum est Dei, sapientius est hominibus. (I. Cor. 1, 25.) Car, sans cela, que dira-t-on qu'est l'homme? Tout son état dépend de ce point imperceptible. Et comment s'en fût-il aperçu par sa raison puisque c'est une chose au-dessus de sa raison; et que sa raison, bien loin de l'inventer par ses voies, s'en éloigne quand on le lui présente?

V.

Ces deux états d'innocence et de corruption étant ouverts, il est impossible que nous ne les reconnoissions pas. Suivons nos mouvements, observons-nous nous-mêmes, et voyons si nous n'y trouverons pas les caractères vivants de ces deux natures. Tant de contradictions se trouveroient-elles dans un sujet simple?

Cette duplicité de l'homme est si visible, qu'il y en a qui ont pensé que nous avions deux âmes (94): un sujet simple leur paroissant inca-› pable de telles et si soudaines variétés, d'une présomption demesurée à un horrible abattement de cœur.

Ainsi toutes ces contrariétés, qui sembloient devoir le plus éloigner les hommes de la connoissance d'une religion, sont ce qui doit plus tôt les conduire à la véritable.

Pour moi, j'avoue qu'aussitôt que la religion chrétienne découvre ce principe, que la nature des hommes est corrompue et déchue de Dieu, cela ouvre les yeux à voir partout le caractère de cette vérité : car la nature est telle, qu'elle marque partout un Dieu perdu, et dans l'homme, et hors de l'homme.

Sans ces divines connoissances, qu'ont pu faire les hommes, sinon, ou s'élever dans le sentiment intérieur qui leur reste de leur grandeur passée, ou s'abattre dans la vue de leur foiblesse présente? Car, ne voyant pas la vérité entière, ils

n'ont pu arriver à une parfaite vertu. Les uns, considérant la nature comme interrompue, les autres comme irréparable, ils n'ont pu fuir, ou l'orgueil, ou la paresse, qui sont les deux sources de tous les vices; puisqu'ils ne pouvoient, sinon, ou s'y abandonner par lâcheté, ou en sortir par l'orgueil. Car s'ils connoissoient l'excellence de l'homme, ils en ignoroient la corruption; de sorte qu'ils évitoient bien la paresse, mais ils se perdoient dans l'orgueil. Et s'ils reconnoissoient l'infirmité de la nature, ils en ignoroient la dignité; de sorte qu'ils pouvoient bien éviter la vanité, mais c'étoit en se précipitant dans le désespoir.

De là viennent les diverses sectes des stoïciens et des épicuriens, des dogmatistes et des académiciens, etc. La seule religion chrétienne a pu guérir ces deux vices, non pas en chassant l'un par l'autre par la sagesse de la terre, mais en chassant l'un et l'autre par la simplicité de l'Évangile. Car elle apprend aux justes, qu'elle élève jusqu'à la participation de la Divinité même, qu'en ce sublime état ils portent encore la source de toute la corruption, qui les rend, durant toute la vie, sujets à l'erreur, à la misère, à la mort, au péché ; et elle crie aux plus impies qu'ils sont capables de la grâce de leur Rédempteur. Ainsi, donnant à trembler à ceux qu'elle justifie, et consolant ceux qu'elle condamne, elle tempère avec tant de justesse la crainte avec l'espérance, par cette double capacité

la

qui est commune à tous, et de la grâce et du péché, qu'elle abaisse infiniment plus que seule raison ne peut faire, mais sans désespérer; et qu'elle élève infiniment plus que l'orgueil de la nature, mais sans enfler: faisant bien voir par là qu'étant seule exempte d'erreur et de vice, il n'appartient qu'à elle, et d'instruire, et de corriger les hommes.

VI.

Nous ne concevons, ni l'état glorieux d'Adam, ni la nature de son péché, ni la transmission qui s'en est faite en nous. Ce sont choses qui se sont passées dans un état de nature tout différent du nôtre, et qui passent notre capacité présente. Aussi tout cela nous est inutile à savoir pour sortir de nos misères; et tout ce qu'il nous importe de connoître, c'est que par Adam nous sommes misérables, corrompus, séparés de Dieu; mais rachetés par Jésus-Christ; et c'est de quoi nous avons des preuves admirables sur la

terre.

VII.

Le christianisme est étrange! Il ordonne à l'homme de reconnoître qu'il est vil, et même abominable; et il lui ordonne en même temps de vouloir être semblable à Dieu. Sans un tel contre-poids, cette élévation le rendroit horriblement vain, ou cet abaissement le rendroit horriblement abject.

La misère porte au désespoir : la grandeur inspire la présomption.

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