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différence il y a d'admirer qu'on y en trouve, et d'en demander la raison.

XV.

Le peuple a des opinions très - saines, par exemple, d'avoir choisi le divertissement et la chasse plutôt que la poésie (42) : les demi-savants s'en moquent, et triomphent à montrer là-dessus sa folie; mais, par une raison qu'ils ne pénètrent pas, il a raison. Il fait bien aussi de distinguer les hommes par le dehors, comme par la nais sance ou le bien : le monde triomphe encore à montrer combien cela est déraisonnable; mais cela est très-raisonnable.

XVI.

C'est un grand avantage que la qualité, qui, dès dix-huit ou vingt ans, met un homme en passe, connu et respecté, comme un autre pourroit avoir mérité à cinquante ans : ce sont trente ans gagnés sans peine.

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XVII.

y a de certaines gens qui, pour faire voir qu'on a tort de ne pas les estimer, ne manquent jamais d'alléguer l'exemple de personnes de qualité qui font cas d'eux. Je voudrois leur répondre Montrez-nous le mérite par où vous avez attiré l'estime de ces personnes-là, et nous vous estimerons de même.

XVIII.

Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants; si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir? Non; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime une personne à cause de sa beauté, l'aime-t-il? Non; car la petite vérole, qui ôtera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus : et si on m'aime pour mon jugement, ou pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi? Non; car je puis perdre ces qualités sans cesser d'être. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? Et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait ce moi, puisqu'elles sont périssables? Car aimeroit-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent? Cela ne se peut, et seroit injuste. On n'aime donc jamais la personne, mais seulement les qualités; ou, si on aime la personne, il faut que c'est l'assemblage des qualités qui fait personne.

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la

XIX.

Les choses qui nous tiennent le plus au cœur ne sont rien le plus souvent; comme, par exemple, de cacher qu'on ait peu de bien. C'est un néant que notre imagination grossit en montagne. Un autre tour d'imagination nous le fait découvrir sans peine.

XX.

Ceux qui sont capables d'inventer sont rares; ceux qui n'inventent point sont en plus grand nombre, et par conséquent les plus forts; et l'on voit que, pour l'ordinaire, ils refusent aux inventeurs la gloire qu'ils méritent et qu'ils cherchent par leurs inventions. S'ils s'obstinent à la vouloir, et à traiter avec mépris ceux qui n'inventent pas, tout ce qu'ils y gagnent, c'est qu'on leur donne des noms ridicules, et qu'on les traite de visionnaires. Il faut donc bien se garder de se piquer de cet avantage, tout grand qu'il est; et l'on doit se contenter d'être estimé du petit nombre de ceux qui en connoissent le prix.

ARTICLE IX.

PENSÉES MORALES DÉTACHÉES.

I.

TOUTES les bonnes maximes sont dans le monde: on ne manque qu'à les appliquer. Par exemple, on ne doute pas qu'il ne faille exposer sa vie pour défendre le bien public, et plusieurs le font; mais presque personne ne le fait pour la religion. Il est nécessaire qu'il y ait de l'inégalité parmi les hommes; mais cela étant accordé, voilà la porte ouverte, non-seulement à la plus

haute domination, mais à la plus haute tyrannie. Il est nécessaire de relâcher un peu l'esprit; mais cela ouvre la porte aux plus grands débordements. Qu'on en marque les limites; il n'y a point de bornes dans les choses : les lois veulent y en mettre, et l'esprit ne peut le souffrir.

II.

La raison nous commande bien plus impérieusement qu'un maître : car, en désobéissant' à l'un, on est malheureux; et en désobéissant à l'autre, on est un sot.

III.

Pourquoi me tuez-vous? Eh, quoi! ne demeurez-vous pas de l'autre côté de l'eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serois un assassin, cela seroit injuste de vous tuer de la sorte; mais puisque vous demeurez de l'autre côté, suis un brave, et cela est juste (*).

IV.

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Ceux qui sont dans le déréglement disent à ceux qui sont dans l'ordre que ce sont eux qui s'éloignent de la nature, et ils croient la suivre : comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord s'éloignent. Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un

(*) Pour l'intelligence de cette pensée, voyez part. 1, art. 6, §. 9. (Note de l'Éditeur.)

point fixe pour en juger. Le port règle ceux qui sont dans le vaisseau; mais où trouverons-nous ce point dans la morale (43)?

V.

Comme la mode fait l'agrément, aussi fait-elle la justice. Si l'homme connoissoit réellement la justice, il n'auroit pas établi cette maxime la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes Que chacun suive les mœurs de son pays : l'éclat de la véritable équité auroit assujetti tous les peuples, et les législateurs n'auroient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et des Allemands; on la verroit plantée par tous les états du monde, et dans tous les temps (*).

VI (44).

La justice est ce qui est établi; et ainsi toutes nos lois établies seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puisqu'elles sont établies.

VII.

Les seules règles universelles sont les lois du

(*) Cette pensée et la suivante sont tirées de Montaigne. On est fondé à croire que Pascal, en les rappelant, avoit le projet ou de les réfuter, ou d'en faire sentir le sophisme et le paradoxe. (Note de l'Éditeur.)

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