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qu'il peut gagner chaque jour, à condition de ne point jouer. On dira peut-être que c'est l'amusement du jeu qu'il cherche, et non pas le gain. Mais qu'on le fasse jouer pour rien, il ne s'y échauffera pas, et s'y ennuiera. Ce n'est donc pas l'amusement seul qu'il cherche un amusement languissant et sans passion l'ennuiera. Il faut qu'il s'y échauffe, et qu'il se pique luimême, en s'imaginant qu'il seroit heureux de gagner ce qu'il ne voudroit pas qu'on lui donnât à condition de ne point jouer, et qu'il se forme un objet de passion qui excite son désir, sa colère, sa crainte, son espérance.

Ainsi les divertissements qui font le bonheur des hommes ne sont pas seulement bas; ils sont encore faux et trompeurs; c'est-à-dire, qu'ils ont pour objet des fantômes et des illusions qui seroient incapables d'occuper l'esprit de l'homme, s'il n'avoit perdu le sentiment et le goût du vrai bien, et s'il n'étoit rempli de bassesse, de vanité, de légèreté, d'orgueil, et d'une infinité d'autres vices: et ils ne nous soulagent dans nos misères qu'en nous causant une misère plus réelle et plus effective. Car c'est ce qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement le temps. Sans cela nous serions dans l'ennui; et cet ennui nous porteroit à chercher quelque moyen plus solide d'en sortir. Mais le divertissement nous trompe, nous amuse, et nous fait arriver insensiblement à la mort.

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IV.

Les hommes n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance, se sont avisés, pour se rendre heureux, de ne point y penser : c'est tout ce qu'ils ont pu inventer pour se consoler de tant de maux. Mais c'est une consolation bien misérable, puisqu'elle va, non pas à guérir le mal, mais à le cacher simplement pour un peu de temps, et qu'en le cachant elle fait qu'on ne pense pas à le guérir véritablement. Ainsi, par un étrange renversement de la nature de l'homme, il se trouve que l'ennui, qui est son mal le plus sensible, est, en quelque sorte, son plus grand bien, parce qu'il peut contribuer plus que toutes choses à lui faire chercher sa véritable guérison ; et que le divertissement, qu'il regarde comme son plus grand bien, ešt, en effet, son plus grand mal, parce qu'il l'éloigne plus que toutes choses de chercher le remède à ses maux: et l'un et l'autre sont une preuve admirable de la misère et de la corruption de l'homme, et en même temps de sa grandeur; puisque l'homme ne s'ennuie de tout, et ne cherche cette multitude d'occupations, que parce qu'il a l'idée du bonheur qu'il a perdu, lequel ne trouvant point en soi, il le cherche inutilement dans les choses extérieures, sans pouvoir jamais se contenter, parce qu'il n'est ni dans nous, ni dans les créatures, mais en Dieu seul.

V (32).

La nature nous rendant toujours malheureux en tous états, nos désirs nous figurent un état heureux, parce qu'ils joignent à l'état où nous sommes les plaisirs de l'état où nous ne sommes pas; et quand nous arriverions à ces plaisirs, nous ne serions pas heureux pour cela, parce que nous aurions d'autres désirs conformes à un nouvel état.

VI (33).

Qu'on s'imagine un nombre d'hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns les autres avec douleur et sans espérance, attendent leur tour; c'est l'image de la condition des hommes.

ARTICLE VIII.

RAISONS DE QUELQUES OPINIONS DU PEUPLE.

I.

J'ÉCRIRAI ici mes pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein: c'est le véritable ordre, et qui marquera toujours mon objet par le désordre même.

Nous allons voir que toutes les opinions du peuple sont très-saines (34) ; que le peuple n'est pas si vain qu'on le dit; et ainsi l'opinion qui détruisoit celle du peuple sera elle-même détruite.

II.

Il est vrai, en un sens, de dire que tout le monde est dans l'illusion: car encore que les opinions du peuple soient saines, elles ne le sont pas dans sa tête, parce qu'il croit que la vérité est où elle n'est pas. La vérité est bien dans leurs opinions, mais non pas au point où ils se le figurent.

III.

Le peuple honore les personnes de grande naissance. Les demi-habiles les méprisent, disant que la naissance n'est pas un avantage de la personne, mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par une pensée plus relevée. Certains zélés, qui n'ont pas grande connoissance, les méprisent malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles; parce qu'ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne. Mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure. Ainsi vont les opinions se succédant du pour au contre, selon qu'on a de lumière.

IV.

Le plus grand des maux est les guerres civiles.

Elles sont sûres, si on veut récompenser le mérite; car tous diroient qu'ils méritent (35). Le mal à craindre d'un sot, qui succède par droit de naissance, n'est ni si grand, ni si sûr.

V (36).

Pourquoi suit-on la pluralité? est-ce à cause qu'ils ont plus de raison? non, mais plus de force. Pourquoi suit-on les anciennes lois et les anciennes opinions? est-ce qu'elles sont plus saines? non, mais elles sont uniques, et nous ôtent la racine de diversité.

VI.

L'empire fondé sur l'opinion et l'imagination règne quelque temps, et cet empire est doux et volontaire celui de la force règne toujours. Ainsi l'opinion est comme la reine du monde, mais la force en est le tyran.

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VII.

Que l'on a bien fait de distinguer les hommes par l'extérieur plutôt que par les qualités intérieures! Qui passera de nous deux ? qui cédera la place à l'autre? le moins habile? Mais je suis aussi habile que lui. Il faudra se battre sur cela. Il a quatre laquais, et je n'en ai qu'un cela est visible; il n'y a qu'à compter; c'est à moi à céder (37), et je suis un sot si je conteste. Nous voilà en paix par ce moyen; ce qui est le plus grand des biens.

PENSÉES.

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