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mant que le beau et le vrai, ignorés du monde et s'élevant au-dessus de lui, vivaient dans le palais de leurs pensées, dans ce temple majestueux et serein élevé par la doctrine des sages, Edita doctrina sapientum templa serena. Ce mouvement, qui décidait de l'avenir du monde, le monde n'y participait pas encore les moines s'agitaient dans leurs cloîtres, les savants dans leurs écoles; mais le peuple n'avait pas secoué le joug, la lumière n'avait pas brillé aux regards de tous. L'inquisition brûlait Giordano Bruno à Rome, pour inaugurer le dix-septième siècle par un auto-da-fé; Descartes vivait quand sur la place du Salin, à Toulouse, il fallut employer des tenailles pour arracher la langue de Vanini poussant des cris de bête féroce, et jetant du haut de son bùcher sa malédiction à ses bourreaux. Descartes lui-même, dans tout l'éclat de sa gloire, condamna à l'oubli, pour un temps du moins, son plus important ouvrage, quand il apprit la condamnation de Galilée; et ce grand homme, quoique copernicien à outrance, comme le dit Leibniz, fut obligé plus tard de dissimuler sa doctrine sur le mouvement de la terre et de l'envelopper dans des termes ambigus, pour éviter la persécution. Malebranche déplorait encore après lui l'autorité d'Aristote survivant dans les écoles, et se plaignait que de son temps, si l'on faisait une découverte et qu'Aristote y fùt contraire, on renonçait à sa raison et à l'expérience plutôt qu'à la foi péripatéticienne. Cependant le parti de l'autorité tombait chaque jour, et sa cause était perdue à jamais. Le Discours de la Méthode, écrit en langue vulgaire, accessible à tous, et renfermé tout entier dans le scepticisme méthodique et le Je pense, donc je suis, avait opéré ce grand prodige. Il avait mis dans le monde une lumière qui ne se pouvait plus éteindre, et accompli une de ces révolutions immenses, nécessaires, dont les résultats vont toujours croissant, parce

qu'elles ouvrent à l'esprit une voie nouvelle, et le mettent en possession d'une de ces vérités qu'on ne peut, quand on les possède, abandonner sans périr.

Le triomphe du rationalisme ne fut pas aussi grand, mais il le fut autant qu'il pouvait l'être. Descartes eut le bonheur de rencontrer deux adversaires puissants, Gassendi et Hobbes, l'un le plus érudit et le plus habile, l'autre le plus radical et le plus conséquent des sensualistes. Il caractérisa si nettement la spiritualité de l'âme que le corps devint douteux, non l'esprit, et que ce fut comme un problème pour quelques-uns de ses successeurs de savoir si le corps était matériel. Il ne reste rien à faire après Descartes pour la séparation de l'àme et du corps: l'autorité de la conscience distincte et séparée de la perception sensible, et mise au-dessus d'elle; les idées innées considérées comme le fond même et la partie positive de toutes nos conceptions, telle est en effet la base suffisante, complète, du spiritualisme et du rationalisme. Quant à l'objection de savoir si nos idées innées ont une réalité objective, Descartes prenait ce point comme démontré par la seule considération de leur nature; et de là l'importance toute spéciale qu'il donne à sa démonstration de l'existence de Dieu par la simple conception de son essence. Les cartésiens comprenaient que l'on pût discuter sur la réalité objective des idées factices, parce que le moi en possède la réalité éminente; mais ils n'admettaient pas de doute sur la réalité objective des idées innées, parce que leur objet a la réalité éminente du moi. II faut voir comment Spinoza traite par avance le rationalisme subjectif de Kant, qu'il appelle une maladie et non un système 1. C'est donc un rationalisme complet que constitue l'é

1 Voyez aussi, p. 470 de ce volume, la réponse de Descartes à cette objection du P. Bourdin, que « du connaître à l'être la conséquence n'est pas bonne. »>

cole de Descartes ; c'est la conscience percevant le je suis dans le je pense, c'est-à-dire découvrant immédiatement l'être sous le phénomène ; c'est la raison fournissant à l'homme, naturellement, et par cela seul qu'il pense, c'est-à-dire qu'il est un esprit, des idées positives, complètes, nécessaires, et prouvant par le fait seul de leur existence la réalité de leur objet.

Il n'en est pas de même des doctrines qui restèrent propres à l'école, et qui embrassent toute la théorie de la cause, et en général la science des rapports. Descartes, dans cette partie de la philosophie, laissa deux réformes à faire, aujourd'hui commencées et non accomplies: l'une dans le monde matériel et dans la théorie métaphysique de la force, par Leibniz; l'autre dans la physiologie et dans l'étude de la vie animale, par Stahl.

Soit qu'on envisage la psychologie ou la physique générale de Descartes, on y trouve la même faute. Quand il construit la science et qu'il la commence par les idées et par les sources de nos idées, il fait dépendre avec raison la connaissance de la substance de la connaissance des phénomènes, et considère comme un criterium suffisant de la connaissance l'évidence des perceptions, et comme criterium de la distinction. même réelle, la simple conception de la séparation ou réelle ou modale: il en conclut que les modes perçus par la conscience, c'est-à-dire indépendamment des sens et de leurs objets, existent dans une autre substance que celle dont les phénomènes frappent nos sens. La distinction à laquelle il arrive ainsi est d'autant plus radicale que, sous le point de vue de la logique, la conscience est certaine d'une certitude immédiate, et la perception sensible d'une certitude indirecte et à posteriori seulement. Entre la pensée, d'une part, et l'étendue, de l'autre, il n'y a point d'analogie. Elles ont de commun, dans la nature de l'homme, de tomber sous la

quantité; mais avec cette différence profonde, que la quantité, du moins quant à l'espace, qui est une de ses deux formes, est inhérente à la nature du corps, et même la constitue ; tandis qu'elle ne se rencontre que comme un accident et un défaut dans la nature de l'esprit. La pensée dans le temps est une pensée enveloppée et caduque; la mémoire, l'induction, le raisonnement, ou ne s'étendent pas au loin, ou ne donnent que des probabilités, et tiennent par conséquent, non à la nature de notre âme, mais à ses défauts. Elles sont en nous pour suppléer à ce qui nous manque, et parce que l'âme n'est pas actuellement une entéléchie, mais une puissance qui se développe successivement dans le temps.

La pensée et l'étendue diffèrent donc de la façon la plus complète ; et Descartes, en employant ces deux attributs pour éléments différentiels des deux substances, les a éloignées l'une de l'autre autant que cela se pouvait faire. Aussi la distinction de l'âme et du corps est-elle un des dogmes les mieux établis dans son école ; et Malebranche put dire qu'elle n'avait jamais été bien connue « que dans ces derniers temps. » Descartes, Malebranche et Leibniz ont en effet si bien connu la séparation de l'âme et du corps, qu'ils n'en ont pas vu l'union. Tout est passif d'ailleurs dans la psychologie de Descartes il faut qu'il monte jusqu'à Dieu pour trouver une cause libre, et jusqu'aux lois de la nature pour trouver des causes secondes. Quand il sort de son doute méthodique, la première pensée qu'il admet est une pensée qu'il ne peut pas ne pas admettre, et à laquelle il se résigne pour cet unique motif. Il est vrai qu'elle est précédée d'un effort volontaire (le doute méthodique); mais Descartes néglige cet effort, et fait commencer la science au moment où il a cessé, et où l'esprit subit, quoi qu'il fasse, une croyance. Plus tard, en examinant nos idées, Descartes reconnaîtra des idées factices,

mais perdues au milieu d'idées innées à la production desquelles nous n'avons aucune part, et d'idées adventices dans l'acquisition desquelles il ne voyait pas l'emploi et la part de notre activité. Enfin lorsqu'il admet la volonté il la fait dépendre du jugement, se condamnant ainsi à ignorer toujours le vrai sens de la liberté; et ce qui prouve qu'il en avait, comme dit Leibniz, une idée fort extraordinaire, c'est qu'il voulait ensuite admettre la liberté en Dieu, tout en lui ôtant la raison, et qu'il lui ôta même la raison, tout exprès, à ce qu'il pensait, pour rendre la liberté plus entière. Ce caractère de passivité des deux substances a été cause que Descartes et son école ont expliqué le mouvement de la pensée et le mouvement corporel par l'existence abstraite d'un mouvement général gouverné par des lois mécaniques, ou par l'intervention actuelle de la volonté de Dieu, seul et unique agent de toutes choses; et en même temps ces différences profondes établies dès le commencement entre les deux substances ont conduit Descartes à cette opinion, que l'esprit a ses lois et la matière les siennes; en sorte que, pour avoir fait mieux que personne une distinction importante entre les deux parties du monde, il a fini par admettre deux mondes, séparés l'un de l'autre par un abime infranchissable que peut seule combler la toute-puissance de Dieu, soit qu'elle s'exerce par des lois mécaniques, ou par une action providentielle continue, ou par une harmonie préétablie entre les développements successifs des deux mondes.

Entre la psychologie de Leibniz et celle de Descartes il y a une différence capitale, qui modifie profondément la nature des deux systèmes. Descartes s'arrête à la forme extérieure. de la conscience: Je pense, ou je me pense; et concluant immédiatement la nature du sujet, de cette opération primitive par laquelle le sujet se saisit lui-même, il définit

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