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ils ont aussi quelquefois de la crainte des maux qui peuvent suivre de la résolution qu'ils ont prise, ce qui les rend d'abord pâles, froids et tremblants; mais quand ils viennent après à exécuter leur vengeance, ils se réchauffent d'autant plus qu'ils ont été plus froids au commencement, ainsi qu'on voit que les fièvres qui commencent par le froid ont coutume d'être les plus fortes.

Art. 201. Qu'il y a deux sortes de colère, et que ceux qui ont le plus de bonté sont les plus sujets à la première.

Ceci nous avertit qu'on peut distinguer deux espèces de colère: l'une qui est fort prompte et se manifeste fort à l'extérieur, mais néanmoins qui a peu d'effet et peut facilement être apaisée ; l'autre qui ne paraît pas tant à l'abord, mais qui ronge davantage le cœur et qui a des effets dangereux. Ceux qui ont beaucoup de bonté, beaucoup d'amour, sont les plus sujets à la première; car elle ne vient pas d'une profonde haine, mais d'une prompte aversion qui les surprend, à cause qu'étant portés à imaginer que toutes choses doivent aller en la façon qu'ils jugent être la meilleure, sitôt qu'il en arrive autrement ils admirent et s'en offensent, souvent même sans que la chose les touche en leur particulier, à cause qu'ayant beaucoup d'affection ils s'intéressent pour ceux qu'ils aiment en même façon que pour eux-mêmes : ainsi ce qui ne serait qu'un sujet d'indignation pour un autre est pour eux un sujet de colère; et pour ce que l'inclination qu'ils ont à aimer fait qu'ils ont beaucoup de chaleur et beaucoup de sang dans le cœur, l'aversion qui les surprend ne peut y pousser si peu de bile que cela ne cause d'abord une grande émotion dans ce sang; mais cette émotion ne dure guère, à cause que la force de la surprise ne continue pas, et que sitôt qu'ils s'aperçoivent que le sujet qui les a fâchés ne les devait pas tant émouvoir, ils s'en repentent.

Art. 202. Que ce sont les âmes faibles et basses qui se laissent le plus emporter à l'autre.

L'autre espèce de colère, en laquelle prédomine la haine et la tristesse, n'est pas si apparente d'abord, sinon peut-être en ce qu'elle fait pâlir le visage; mais sa force est augmentée peu à peu par l'agitation d'un ardent désir de se venger excité dans le sang, lequel, étant mêlé avec la bile qui est poussée vers le cœur de la partie inférieure du foie et de la rate, y excite une chaleur fort âpre et fort piquante. Et comme ce sont les âmes les plus

généreuses qui ont le plus de reconnaissance, ainsi ce sont celles qui ont le plus d'orgueil et qui sont les plus basses et les plus infirmes qui se laissent le plus emporter à cette espèce de colère ; car les injures paraissent d'autant plus grandes que l'orgueil fait qu'on s'estime d'avantage, et aussi d'autant qu'on estime davantage les biens qu'elles ôtent, lesquels on estime d'autant plus qu'on a l'âme plus faible et plus basse, à cause qu'ils dépendent d'autrui.

Art. 203. Que la générosité sert de remède contre ses excès.

Au reste, encore que cette passion soit utile pour nous donner de la vigueur à repousser les injures, il n'y en a toutefois aucune dont on doive éviter les excès avec plus de soin, pour ce que, troublant le jugement, ils font souvent commettre des fautes dont on a par après du repentir, et même que quelquefois ils empêchent qu'on ne repousse si bien ces injures qu'on pourrait faire si on avait moins d'émotion. Mais comme il n'y a rien qui la rende plus excessive que l'orgueil, ainsi je crois que la générosité est le meilleur remède qu'on puisse trouver contre ses excès, pour ce que, faisant qu'on estime fort peu tous les biens qui peuvent être ôtés, et qu'au contraire on estime beaucoup la liberté et l'empire absolu sur soi-même, qu'on cesse d'avoir lorsqu'on peut être offensé par quelqu'un, elle fait qu'on n'a que du mépris ou tout au plus de l'indignation pour les injures dont les autres ont coutume de s'offenser.

Art. 204. De la gloire.

Ce que j'appelle ici du nom de gloire est une espèce de joie fondée sur l'amour qu'on a pour soi-même, et qui vient de l'opinion ou de l'espérance qu'on a d'être loué par quelques autres. Ainsi elle est différente de la satisfaction intérieure qui vient de l'opinion qu'on a d'avoir fait quelque bonne action; car on est quelquefois loué pour des choses qu'on ne croit point être bonnes, et blâme pour celles qu'on croit être meilleures: mais elles sont l'une et l'autre des espèces de l'estime qu'on fait de soi-même, aussi bien que des espèces de joie; car c'est un sujet pour s'estimer que de voir qu'on est estimé par les autres.

Art. 205. De la honte.

La honte, au contraire, est une espèce de tristesse fondée aussi sur l'amour de soi-même, et qui vient de l'opinion ou de la crainte

qu'on a d'être blâmé; elle est, outre cela, une espèce de modestie ou d'humilité et défiance de soi-même : car lorsqu'on s'estime si fort qu'on ne se peut imaginer d'être méprisé par personne, on ne peut pas aisément être honteux.

Art. 206. De l'usage de ces deux passions.

Or, la gloire et la honte ont même usage en ce qu'elles nous incitent à la vertu, l'une par espérance, l'autre par la crainte; il est seulement besoin d'instruire son jugement touchant ce qui est véritablement digne de blâme ou de louange, afin de n'être pas honteux de bien faire, et ne tirer point de vanité de ses vices, ainsi qu'il arrive à plusieurs. Mais il n'est pas bon de se dépouiller entièrement de ces passions, ainsi que faisaient autrefois les cyniques; car encore que le peuple juge très-mal, toutefois, à cause que nous ne pouvons vivre sans lui, et qu'il nous importe d'en être estimés, nous devons souvent suivre ses opinions plutôt que les nôtres touchant l'extérieur de nos actions.

Art. 207. De l'impudence.

L'impudence ou l'effronterie, qui est un mépris de honte, et souvent aussi de gloire, n'est pas une passion, pour ce qu'il n'y a en nous aucun mouvement particulier des esprits qui l'excite mais c'est un vice opposé à la honte, et aussi à la gloire, en tant que l'une et l'autre sont bonnes, ainsi que l'ingratitude est opposée à la reconnaissance, et la cruauté à la pitié. Et la principale cause de l'effronterie vient de ce qu'on a reçu plusieurs fois de grands affronts; car il n'y a personne qui ne s'imagine, étant jeune, que la louange est un bien et l'infamie un mal beaucoup plus importants à la vie qu'on ne trouve par expérience qu'ils sont, lorsqu'ayant reçu quelques affronts signalés on se voit entièrement privé d'honneur et méprisé par un chacun. C'est pourquoi ceux-là deviennent effrontés qui, ne mesurant le bien et le mal que par les commodités du corps, voient qu'ils en jouissent après ces affronts tout aussi bien qu'auparavant, ou même quelquefois beaucoup mieux, à cause qu'ils sont déchargés de plusieurs contraintes auxquelles l'honneur les obligeait, et que, si la perte des biens est jointe à leur disgrâce, il se trouve des personnes charitables qui leur donnent.

Art. 208. Du dégoût.

Le dégoût est une espèce de tristesse qui vient de la même cause dont la joie est venue auparavant; car nous sommes tellement

composés, que la plupart des choses dont nous jouissons ne sont bonnes à notre égard que pour un temps, et deviennent par après incommodes: ce qui paraît principalement au boire et au manger, qui ne sont utiles que pendant qu'on a de l'appétit, et qui sont nuisibles lorsqu'on n'en a plus; et pour ce qu'elles cessent alors d'être agréables au goût, on a nommé cette passion dégoût.

Art. 209. Du regret.

Le regret est aussi une espèce de tristesse, laquelle a une particulière amertume, en ce qu'elle est toujours jointe à quelque désespoir et à la mémoire du plaisir que nous a donné la jouissance; car nous ne regrettons jamais que les biens dont nous avons joui, et qui sont tellement perdus que nous n'avons aucune espérance de les recouvrer au temps et en la façon que nous les regrettons.

Art. 210. De l'allégresse.

Enfin, ce que je nomme allégresse est une espèce de joie en laquelle il y a cela de particulier que sa douceur est augmentée par la souvenance des maux qu'on a soufferts, et desquels on se sent allégé en même façon que si on se sentait déchargé de quelque pesant fardeau qu'on eût longtemps porté sur ses épaules. Et je ne vois rien de fort remarquable en ces trois passions: aussi ne les ai-je mises ici que pour suivre l'ordre du dénombrement que j'ai fait ci-dessus; mais il me semble que ce dénombrement a été utile pour faire voir que nous n'en omettions aucune qui fût digne de quelque particulière considération.

Art. 211. Un remède général contre les passions.

Et maintenant que nous les connaissons toutes, nous avons beaucoup moins de sujet de les craindre que nous n'avions auparavant; car nous voyons qu'elles sont toutes bonnes de leur nature, et que nous n'avons rien à éviter que leurs mauvais usages ou leurs excès, contre lesquels les remèdes que j'ai expliqués pourraient suffire si chacun avait assez de soin de les pratiquer. Mais pour ce que j'ai mis entre ces remèdes la préméditation et l'industrie par laquelle on peut corriger les défauts de son naturel en s'exerçant à séparer en soi les mouvements du sang et des esprits d'avec les pensées auxquelles ils ont coutume d'être joints, j'avoue qu'il y a peu de personnes qui se soient assez préparées en cette façon contre toutes sortes de rencontres, et que ces mouve

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ments excités dans le sang par les objets des passions suivent d'abord si promptement des seules impressions qui se font dans le cerveau et de la disposition des organes, encore que l'âme n'y contribue en aucune façon, qu'il n'y a point de sagesse humaine qui soit capable de leur résister lorsqu'on n'y est pas assez préparé. Ainsi plusieurs ne sauraient s'abstenir de rire étant chatouillés, encore qu'ils n'y prennent point de plaisir; car l'impression de la joie et de la surprise, qui les a fait rire autrefois pour le même sujet, étant réveillée en leur fantaisie, fait que leur poumon est subitement enflé malgré eux par le sang que le cœur lui envoie. Ainsi ceux qui sont fort portés de leur naturel aux émotions de la joic et de la pitié, ou de la peur, ou de la colère, ne peuvent s'empêcher de pâmer, ou de pleurer, ou de trembler, ou d'avoir le sang tout ému, en même façon que s'ils avaient la fièvre, lorsque leur fantaisie est fortement touchée par l'objet de quelqu'une de ces passions. Mais ce qu'on peut toujours faire en telle occasion, et que je pense pouvoir mettre ici comme le remède le plus général et le plus aisé à pratiquer contre tous les excès des passions, c'est que, lorsqu'on se sent le sang ainsi ému, on doit être averti et sc souvenir que tout ce qui se présente à l'imagination tend à tromper l'âme et à lui faire paraître les raisons qui servent à persuader l'objet de sa passion beaucoup plus fortes qu'elles ne sont, et celles qui servent à la dissuader beaucoup plus faibles. Et lorsque la passion ne persuade que des choses dont l'exécution souffre quelque délai, il faut s'abstenir d'en porter sur l'heure aucun jugement, et se divertir par d'autres pensées jusqu'à ce que le temps et le repos aient entièrement apaisé l'émotion qui est dans le sang. Et enfin lorsqu'elle incite à des actions touchant lesquelles il est nécessaire qu'on prenne résolution sur-le-champ, il faut que la volonté se porte principalement à considérer et à suivre les raisons qui sont contraires à celles que la passion représente, encore qu'elles paraissent moins fortes comme lorsqu'on est inopinément attaqué par quelque ennemi, l'occasion ne permet pas qu'on emploie aucun temps à délibérer. Mais ce qu'il me semble que ceux qui sont accoutumés à faire réflexion sur leurs actions peuvent toujours, c'est que, lorsqu'ils se sentiront saisis de la peur, ils tâcheront à détourner leur pensée de la considération du danger, en se représentant les raisons pour lesquelles il y a beaucoup plus de sûreté et plus d'honneur en la résistance qu'en la fuite; et, au contraire, lorsqu'ils sentiront que le désir de vengeance et la colère

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