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voir lorsqu'on fait ce qu'on juge être le meilleur, encore que peutêtre on juge très-mal.

Art. 171. Du courage et de la hardiesse.

Le courage, lorsque c'est une passion et non point une habitude ou inclination naturelle, est une certaine chaleur ou agitation qui dispose l'âme à se porter puissamment à l'exécution des choses qu'elle veut faire, de quelque nature qu'elles soient; et la hardiesse est une espèce de courage qui dispose l'âme à l'exécution des choses qui sont les plus dangereuses.

Art. 172. De l'émulation.

Et l'émulation en est aussi une espèce, mais en un autre sens; car on peut considérer le courage comme un genre qui se divise en autant d'espèces qu'il y a d'objets différents, et en autant d'autres qu'il a de causes en la première façon la hardiesse est une espèce, en l'autre l'émulation; et cette dernière n'est autre chose qu'une chaleur qui dispose l'âme à entreprendre des choses qu'elle espère lui pouvoir réussir pour ce qu'elle les voit réussir à d'autres, et ainsi c'est une espèce de courage duquel la cause externe est l'exemple. Je dis la cause externe, pour ce qu'il doit, outre cela, y en avoir toujours une interne, qui consiste en ce qu'on a le corps tellement disposé que le désir et l'espérance ont plus de force à faire aller quantité de sang vers le cœur que la crainte ou le désespoir à l'empêcher.

Art. 173. Comment la hardiesse dépend de l'espérance.

Car il est à remarquer que, bien que l'objet de la hardiesse soit la difficulté, de laquelle suit ordinairement la crainte ou même le désespoir, en sorte que c'est dans les affaires les plus dangereuses et les plus désespérées qu'on emploie le plus de hardiesse et de courage, il est besoin néanmoins qu'on espère ou même qu'on soit assuré que la fin qu'on se propose réussira, pour s'opposer avec vigueur aux difficultés qu'on rencontre; mais cette fin est différente de cet objet, car on ne saurait être assuré et désespéré d'une même chose en même temps. Ainsi quand les Décies se jetaient au travers des ennemis et couraient à une mort certaine, l'objet de leur hardiesse était la difficulté de conserver leur vie pendant cette action, pour laquelle difficulté ils n'avaient que du désespoir, car ils étaient certains de mourir; mais leur fin était d'animer leurs soldats par leur exemple, et de leur faire gagner la

victoire, pour laquelle ils avaient de l'espérance; ou bien aussi leur fin était d'avoir de la gloire après leur mort, de laquelle ils étaient assurés.

Art. 174. De la lâcheté et de la peur.

La lâcheté est directement opposée au courage, et c'est une langueur ou froideur qui empêche l'âme de se porter à l'exécution des choses qu'elle ferait si elle était exempte de cette passion; et la peur ou l'épouvante, qui est contraire à la hardiesse, n'est pas seulement une froideur, mais aussi un trouble et un étonnement de l'âme qui lui ôte le pouvoir de résister aux maux qu'elle pense être proches.

Art. 178. De l'usage de la lâcheté.

Or, encore que je ne me puisse persuader que la nature ait donné aux hommes quelque passion qui soit toujours vicieuse et n'ait aucun usage bon et louable, j'ai toutefois bien de la peine à deviner à quoi ces deux peuvent servir. Il me semble seulement que la lâcheté a quelque usage lorsqu'elle fait qu'on est exempt des peines qu'on pourrait être incité à prendre par des raisons vraisemblables, si d'autres raisons plus certaines, qui les ont fait juger inutiles, n'avaient excité cette passion; car, outre qu'elle exempte l'âme de ces peines, elle sert aussi alors pour le corps, en ce que, retardant le mouvement des esprits, elle empêche qu'on ne dissipe ses forces. Mais ordinairement elle est très-nuisible, à cause qu'elle détourne la volonté des actions utiles; et pour ce qu'elle ne vient que de ce qu'on n'a pas assez d'espérance ou de désir, il ne faut qu'augmenter en soi ces deux passions pour la corriger.

Art. 176. De l'usage de la peur.

Pour ce qui est de la peur ou de l'épouvante, je ne vois point qu'elle puisse jamais être louable et utile: aussi n'est-ce pas une passion particulière, c'est seulement un excès de lâcheté, d'étonnement et de crainte, lequel est toujours vicieux, ainsi que la hardiesse est un excès de courage qui est toujours bon, pourvu que la fin qu'on se propose soit bonne; et pour ce que la principale cause de la peur est la surprise, il n'y a rien de meilleur pour s'en exempter que d'user de préméditation et de se préparer à tous les événements, la crainte desquels la peut causer.

Art. 177. Du remords.

Le remords de conscience est une espèce de tristesse qui vient

du doute qu'on a qu'une chose qu'on fait ou qu'on a faite n'est pas bonne, et il présuppose nécessairement le doute: car si on était entièrement assuré que ce qu'on fait fût mauvais, on s'abstiendrait de le faire, d'autant que la volonté ne se porte qu'aux choses qui ont quelque apparence de bonté ; et si on était assuré que ce qu'on a déjà fait fût mauvais, on en aurait du repentir, non pas seulement du remords. Or l'usage de cette passion est de faire qu'on examine si la chose dont on doute est bonne ou non, ou d'empêcher qu'on ne la fasse une autre fois pendant qu'on n'est pas assuré qu'elle soit bonne. Mais, pour ce qu'elle présuppose le mal, le meilleur serait qu'on n'eût jamais sujet de la sentir; et on la peut prévenir par les mêmes moyens par lesquels on se peut exempter de l'irrésolution.

Art. 178. De la moquerie.

La dérision ou moquerie est une espèce de joie mêlée de haine, qui vient de ce qu'on aperçoit quelque petit mal en une personne qu'on en pense être digne: on a de la haine pour ce mal, on a de la joie de le voir en celui qui en est digne; et lorsque cela survient inopinément, la surprise de l'admiration est cause qu'on s'éclate de rire, suivant ce qui a été dit ci-dessus de la nature du ris. Mais ce mal doit être petit; car, s'il est grand, on ne peut croire que celui qui l'a en soit digne, si ce n'est qu'on soit de fort mauvais naturel ou qu'on lui porte beaucoup de haine.

Art. 179. Pourquoi les plus imparfaits ont coutume d'être les plus moqueurs,

Et on voit que ceux qui ont des défauts fort apparents, par exemple, qui sont boiteux, borgnes, bossus, ou qui ont reçu quelque affront en public, sont particulièrement enclins à la moquerie; car désirant voir tous les autres aussi disgraciés qu'eux, ils sont bien aises des maux qui leur arrivent, et ils les en estiment dignes.

Art. 180. De l'usage de la raillerie.

Pour ce qui est de la raillerie modeste, qui reprend utilement les vices en les faisant paraître ridicules, sans toutefois qu'on en rie soi-même ni qu'on témoigne aucune haine contre les personnes, elle n'est pas une passion, mais une qualité d'honnête homme, laquelle fait paraître la gaîté de son humeur et la tranquillité de son âme, qui sont des marques de vertu, et souvent

aussi l'adresse de son esprit, en ce qu'il sait donner une apparence agréable aux choses dont il se moque.

Art. 181. De l'usage du ris et de la raillerie.

Et il n'est pas déshonnête de rire lorsqu'on entend les railleries d'un autre ; même elles peuvent être telles que ce serait être chagrin de n'en rire pas mais lorsqu'on raille soi-même, il est plus séant de s'en abstenir, afin de ne sembler pas être surpris par les choses qu'on dit, ni admirer l'adresse qu'on a de les inventer; et cela fait qu'elles surprennent d'autant plus ceux qui les oient.

Art. 182. De l'envie.

Ce qu'on nomme communément envie est un vice qui consiste en une perversité de nature qui fait que certaines gens se fâchent du bien qu'ils voient arriver aux autres hommes; mais je me sers ici de ce mot pour signifier une passion qui n'est pas toujours vicieuse. L'envie donc, en tant qu'elle est une passion, est une espèce de tristesse mêlée de haine qui vient de ce qu'on voit arriver du bien à ceux qu'on pense en être indignes : ce qu'on ne peut penser avec raison que des biens de fortune; car pour ceux de l'âme ou même du corps, en tant qu'on les a de naissance, c'est assez en être digne que de les avoir reçus de Dieu avant qu'on fût capable de commettre aucun mal.

Art. 183. Comment elle peut être juste ou injuste.

Mais lorsque la fortune envoie des biens à quelqu'un dont il est véritablement indigne, et que l'envie n'est excitée en nous que pour ce qu'aimant naturellement la justice nous sommes fâchés qu'elle ne soit pas observée en la distribution de ces biens, c'est un zèle qui peut être excusable, principalement lorsque le bien qu'on envie à d'autres est de telle nature qu'il se peut convertir en mal entre leurs mains; comme si c'est quelque charge ou office en l'exercice duquel ils se puissent mal comporter, même lorsqu'on désire pour soi le même bien et qu'on est empêché de l'avoir parce que d'autres qui en sont moins dignes le possèdent, cela rend cette passion plus violente, et elle ne laisse pas d'être excusable, pourvu que la haine qu'elle contient se rapporte seulement à la mauvaise distribution du bien qu'on envie, et non point aux personnes qui le possèdent ou le distribuent. Mais il y en a peu qui soient si justes et si généreux que de n'avoir point de haine pour

ceux qui les préviennent en l'acquisition d'un bien qui n'est pas communicable à plusieurs, et qu'ils avaient désiré pour euxmêmes, bien que ceux qui l'ont acquis en soient autant ou plus dignes. Et ce qui est ordinairement le plus envié, c'est la gloire; car encore que celle des autres n'empêche pas que nous n'y puissions aspirer, elle en rend toutefois l'accès plus difficile et en renchérit le prix.

Art. 184. D'où vient que les envieux sont sujets à avoir le teint plombé.

Au reste il n'y a aucun vice qui nuise tant à la félicité des hommes que celui de l'envie : car, outre que ceux qui en sont entachés s'affligent eux-mêmes, ils troublent aussi de tout leur pouvoir le plaisir des autres ; et ils ont ordinairement le teint plombé, c'est-à-dire mêlé de jaune et de noir et comme de sang meurtri: d'où vient que l'envie est nommée livor en latin; ce qui s'accorde fort bien avec ce qui a été dit ci-dessus des mouvements du sang en la tristesse et en la haine; car celle-ci fait que la bile jaune, qui vient de la partie inférieure du foie, et la noire, qui vient de la rate, se répandent du cœur par les artères en toutes les veines; et celle-là fait que le sang des veines a moins de chaleur et coule plus lentement qu'à l'ordinaire, ce qui suffit pour rendre la couleur livide. Mais pour ce que la bile, tant jaune que noire, peut aussi être envoyée dans les veines par plusieurs autres causes, et que l'envie ne les y pousse pas en assez grande quantité pour changer la couleur du teint, si ce n'est qu'elle soit fort grande et de longue durée, on ne doit pas penser que tous ceux en qui on voit cette couleur y soient enclins.

Art. 185. De la pitié.

La pitié est une espèce de tristesse mêlée d'amour ou de bonne volonté envers ceux à qui nous voyons souffrir quelque mal duquel nous les estimons indignes. Ainsi elle est contraire à l'envie, à raison de son objet; et à la moquerie, à cause qu'elle le considère d'autre façon.

Art. 186. Qui sont les plus pitoyables.

Ceux qui se sentent fort faibles et fort sujets aux adversités de la fortune semblent être plus enclins à cette passion que les autres, à cause qu'ils se représentent le mal d'autrui comme leur pouvant arriver; et ainsi ils sont émus à la pitié plutôt par l'amour qu'ils se portent à eux-mêmes que par celle qu'ils ont pour les autres.

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