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Art. 140. De la haine.

La haine, au contraire, ne saurait être si petite qu'elle ne nuise; et elle n'est jamais sans tristesse. Je dis qu'elle ne saurait être trop petite, à cause que nous ne sommes incités à aucune action par la haine du mal que nous ne le puissions être encore mieux par l'amour du bien, auquel il est contraire, au moins lorsque ce bien et ce mal sont assez connus: car j'avoue que la haine du mal qui n'est manifestée que par la douleur est nécessaire au regard du corps; mais je ne parle ici que de celle qui vient d'une connaissance plus claire, et je ne la rapporte qu'à l'âme. Je dis aussi qu'elle n'est jamais sans tristesse, à cause que le mal n'étant qu'une privation, il ne peut être conçu sans quelque sujet réel dans lequel il soit; et il n'y a rien de réel qui n'ait en soi quelque bonté, de façon que la haine qui nous éloigne de quelque mal nous éloigne par même moyen du bien auquel il est joint; et la privation de ce bien, étant représentée à notre âme comme un défaut qui lui appartient, excite en elle la tristesse : par exemple, la haine qui nous éloigne des mauvaises mœurs de quelqu'un nous éloigne par même moyen de sa conversation, en laquelle nous pourrions sans cela trouver quelque bien duquel nous sommes fâchés d'être privés. Et ainsi en toutes les autres haines on peut remarquer quelque sujet de tristesse.

Art. 141. Du désir, de la joie et de la tristesse.

Pour le désir, il est évident que lorsqu'il procède d'une vraie connaissance il ne peut être mauvais, pourvu qu'il ne soit point excessif et que cette connaissance le règle. Il est évident aussi que la joie ne peut manquer d'être bonne, ni la tristesse d'être mauvaise, au regard de l'âme, pour ce que c'est en la dernière que consiste toute l'incommodité que l'âme reçoit du mal, et en la première que consiste toute la jouissance du bien qui lui appartient : de façon que si nous n'avions point de corps, j'oserais dire que nous ne pourrions trop nous abandonner à l'amour et à la joie, ni trop éviter la haine et la tristesse; mais les mouvements corporels qui les accompagnent peuvent tous être nuisibles à la santé lorsqu'ils sont fort violents, et au contraire lui être utiles lorsqu'ils ne sont que modérés.

Art. 142. De la joie et de l'amour comparés avec la haine et la tristesse.

Au reste, puisque la haine et la tristesse doivent être rejetées

par l'âme, lors même qu'elles procèdent d'une vraie connaissance, elles doivent l'être à plus forte raison lorsqu'elles viennent de quelque fausse opinion. Mais on peut douter si l'amour et la joie sont bonnes ou non lorsqu'elles sont ainsi mal fondées; et il semble que si on ne les considère précisément que ce qu'elles sont en ellesmêmes, au regard de l'âme, on peut dire que bien que la joie soit moins solide et l'amour moins avantageuse que lorsqu'elles ont un meilleur fondement, elles ne laissent pas d'être préférables à la tristesse et à la haine aussi mal fondées en sorte que dans les rencontres de la vie où nous ne pouvons éviter le hasard d'être trompés nous faisons toujours beaucoup mieux de pencher vers les passions qui tendent au bien que vers celles qui regardent le mal, encore que ce ne soit que pour l'éviter; et même souvent une fausse joie vaut mieux qu'une tristesse dont la cause est vraie. Mais je n'ose pas dire de même de l'amour au regard de la haine; car lorsque la haine est juste, elle ne nous éloigne que du sujet qui contient le mal dont il est bon d'être séparé, au lieu que l'amour qui est injuste nous joint à des choses qui peuvent nuire, ou du moins qui ne méritent pas d'être tant considérées par nous qu'elles sont, ce qui nous avilit et nous abaisse.

Art. 143. Des mêmes passions en tant qu'elles se rapportent au désir.

Et il faut exactement remarquer que ce que je viens de dire de ces quatre passions n'a lieu que lorsqu'elles sont considérées précisément en elles-mêmes, et qu'elles ne nous portent à aucune action : car, en tant qu'elles excitent en nous le désir, par l'entremise duquel elles règlent nos mœurs, il est certain que toutes celles dont la cause est fausse peuvent nuire, et qu'au contraire toutes celles dont la cause est juste peuvent servir, et même que, lorsqu'elles sont également mal fondées, la joie est ordinairement plus nuisible que la tristesse, pour ce que celle-ci, donnant de la retenue et de la crainte, dispose en quelque façon à la prudence, au lieu que l'autre rend inconsidérés et téméraires ceux qui s'abandonnent à elle.

Art. 144. Des désirs qui ne dépendent que de nous.

Mais pour ce que ces passions ne nous peuvent porter à aucune action que par l'entremise du désir qu'elles excitent, c'est particulièrement ce désir que nous devons avoir soin de régler; et c'est en cela que consiste la principale utilité de la morale: or, comme

j'ai tantôt dit qu'il est toujours bon lorsqu'il suit une vraie connaissance, ainsi il ne peut manquer d'être mauvais lorsqu'il est fondé sur quelque erreur. Et il me semble que l'erreur qu'on commet le plus ordinairement touchant les désirs est qu'on ne distingue pas assez les choses qui dépendent entièrement de nous de celles qui n'en dépendent point: car pour celles qui ne dépendent que de nous, c'est-à-dire de notre libre arbitre, il suffit de savoir qu'elles sont bonnes pour ne les pouvoir désirer avec trop d'ardeur, à cause que c'est suivre la vertu que de faire les choses bonnes qui dépendent de nous; et il est certain qu'on ne saurait avoir un désir trop ardent pour la vertu; outre que ce que nous désirons en cette façon ne pouvant manquer de nous réussir, puisque c'est de nous seuls qu'il dépend, nous en recevrons toujours toute Ja satisfaction que nous en avons attendue. Mais la faute qu'on a coutume de commettre en ceci n'est jamais qu'on désire trop, c'est seulement qu'on désire trop peu; et le souverain remède contre cela est de se délivrer l'esprit autant qu'il se peut de toutes sortes d'autres désirs moins utiles, puis de tâcher de connaître bien clairement et de considérer avec attention la bonté de ce qui est à désirer.

Art 143. De ceux qui ne dépendent que des autres choses, et ce que c'est que

la fortune.

Pour les choses qui ne dépendent aucunement de nous, tant bonnes qu'elles puissent être, on ne les doit jamais désirer avec passion, non-seulement à cause qu'elles peuvent n'arriver pas et par ce moyen nous affliger d'autant plus que nous les aurons plus souhaitées, mais principalement à cause qu'en occupant notre pensée elles nous détournent de porter notre affection à d'autres choses dont l'acquisition dépend de nous. Et il y a deux remèdes géné– raux contre ces vains désirs : le premier est la générosité, de laquelle je parlerai ci-après ; le second est que nous devons souvent faire réflexion sur la Providence divine, et nous représenter qu'il est impossible qu'aucune chose arrive d'autre façon qu'elle a été déterminée de toute éternité par cette Providence, en sorte qu'elle est comme une fatalité ou une nécessité immuable qu'il faut opposer à la fortune pour la détruire comme une chimère qui ne vient que de l'erreur de notre entendement. Car nous ne pouvons désirer que ce que nous estimons en quelque façon être possible, et nous ne pouvons estimer possibles les choses qui ne dépendent

point de nous qu'en tant que nous pensons qu'elles dépendent de la fortune, c'est-à-dire que nous jugeons qu'elles peuvent arriver, et qu'il en est arrivé autrefois de semblables. Or cette opinion n'est fondée que sur ce que nous ne connaissons pas toutes les choses qui contribuent à chaque effet; car lorsqu'une chose que nous avons estimée dépendre de la fortune n'arrive pas, cela témoigne que quelqu'une des causes qui étaient nécessaires pour la produire a manqué, et par conséquent qu'elle était absolument impossible, et qu'il n'en est jamais arrivé de semblable, c'est-à-dire à la production de laquelle une pareille cause ait aussi manqué : en sorte que si nous n'eussions point ignoré cela auparavant, nous ne l'eussions jamais estimée possible, ni par conséquent ne l'eussions désirée.

Art. 146. De ceux qui dépendent de nous et d'autrui.

Il faut donc entièrement rejeter l'opinion vulgaire qu'il y a hors de nous une fortune qui fait que les choses arrivent ou n'arrivent pas selon son plaisir, et savoir que tout est conduit par la Providence divine, dont le décret éternel est tellement infaillible et immuable, qu'excepté les choses que ce même décret a voulues dépendre de notre libre arbitre, nous devons penser qu'à notre égard il n'arrive rien qui ne soit nécessaire et comme fatal, en sorte que nous ne pouvons sans erreur désirer qu'il arrive d'autre façon. Mais pour ce que la plupart de nos désirs s'étendent à des choses qui ne dépendent pas toutes de nous ni toutes d'autrui, nous devons exactement distinguer en elles ce qui ne dépend que de nous, afin de n'étendre notre désir qu'à cela seul; et pour le surplus, encore que nous en devions estimer le succès entièrement fatal et immuable, afin que notre désir ne s'y occupe point, nous ne devons pas laisser de considérer les raisons qui le font plus ou moins espérer, afin qu'elles servent à régler nos actions: car, par exemple, si nous avons affaire en quelque lieu où nous puissions aller par deux divers chemins, l'un desquels ait coutume d'être beaucoup plus sûr que l'autre, bien que peut-être le décret de la Providence soit tel que si nous allons par le chemin qu'on estime le plus sûr nous ne manquerons pas d'y être volés, et qu'au contraire nous pourrons passer par l'autre sans aucun danger, nous ne devons pas pour cela être indifférents à choisir l'un ou l'autre, ni nous reposer sur la fatalité immuable de ce décret; mais la raison veut que nous choisissions le chemin qui a coutume d'être le

plus sûr; et notre désir doit être accompli touchant cela lorsque nous l'avons suivi, quelque mal qui nous en soit arrivé, à cause que ce mal ayant été à notre égard inévitable, nous n'avons eu aucun sujet de souhaiter d'en être exempts, mais seulement de faire tout le mieux que notre entendement a pu connaître, ainsi que je suppose que nous avons fait. Et il est certain que, lorsqu'on s'exerce à distinguer ainsi la fatalité de la fortune, on s'accoutume aisément à régler ses désirs en telle sorte que, d'autant que leur accomplissement ne dépend que de nous, ils peuvent toujours nous donner une entière satisfaction.

Art. 147. Des émotions antérieures de l'âme.

J'ajouterai seulement encore ici une considération qui me semble beaucoup servir pour nous empêcher de recevoir aucune incommodité des passions : c'est que notre bien et notre mal dépend principalement des émotions intérieures qui ne sont excitées en l'âme que par l'âme même; en quoi elles diffèrent de ses passions, qui dépendent toujours de quelque mouvement des esprits; et bien que ces émotions de l'âme soient souvent jointes avec les passions qui leur sont semblables, elles peuvent souvent aussi se rencontrer avec d'autres, et même naître de celles qui leur sont contraires. Par exemple, lorsqu'un mari pleure sa femme morte, laquelle (ainsi qu'il arrive quelquefois) il seralt fâché de voir ressuscitée, il se peut faire que son cœur est serré par la tristesse que l'appareil des funérailles et l'absence d'une personne à la conversation de laquelle il était accoutumé excitent en lui; et il se peut faire que quelques restes d'amour ou de pitié qui se présentent à son imagination tirent de véritables larmes de ses yeux, nonobstant qu'il sente cependant une joie secrète dans le plus intérieur de son âme, l'émotion de laquelle a tant de pouvoir que la tristesse et les larmes qui l'accompagnent ne peuvent rien diminuer de sa force. Et lorsque nous lisons des aventures étrangères dans un livre, ou que nous les voyons représenter sur un théâtre, cela excite quelquefois en nous la tristesse, quelquefois la joie, ou l'amour, ou la haine, et généralement toutes les passions, selon la diversité des objets qui s'offrent à notre imagination; mais avec cela nous avons du plaisir de les sentir exciter en nous, et ce plaisir est une joie intellectuelle qui peut aussi bien naître de la tris tesse que de toutes les autres passions.

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