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j'aurai dit quelque chose un peu trop inconsidérément, comme il n'y a rien où ceux qui disputent se laissent plus aisément emporter si cela était, je le désavoue entièrement, et consens volontiers qu'il soit rayé de mon écrit; car je vous puis protester que mon premier et unique dessein en ceci n'a été que de m'entretenir dans l'honneur de votre amitié, et de me la conserver entière et inviolable. Adieu.

RÉPONSES DE L'AUTEUR

AUX CINQUIÈMES OBJECTIONS.

M. DESCARTES A M. GASSENDI.

MONSIEUR,

Vous avez combattu mes Méditations par un discours si élégant et si soigneusement recherché, et qui m'a semblé si utile pour en éclaircir davantage la vérité, que je crois vous devoir beaucoup d'avoir pris la peine d'y mettre la main, et n'être pas peu obligé au révérend père Mersenne de vous avoir excité de l'entreprendre. Car il a très-bien reconnu, lui qui a toujours été très-curieux de rechercher la vérité, principalement lorsqu'elle peut servir à augmenter la gloire de Dieu, qu'il n'y avait point de moyen plus propre pour juger de la vérité de mes démonstrations que de les soumettre à l'examen et à la censure de quelques personnes reconnues pour doctes par-dessus les autres, afin de voir si je pourrais répondre pertinemment à toutes les difficultés qui me pourraient être par eux proposées. A cet effet il en a provoqué plusieurs, il l'a obtenu de quelques-uns, et je me réjouis que vous ayez aussi acquiescé à sa prière. Car encore que vous n'ayez pas tant employé les raisons d'un philosophe pour réfuter mes opinions, que les artifices d'un orateur pour les éluder, cela ne laisse pas de m'être très-agréable, et ce d'autant plus que je conjecture de là qu'il est difficile d'apporter contre moi des raisons différentes de

celles qui sont contenues dans les précédentes objections que vous avez lues. Car certainement s'il y en eût eu quelques-unes, elles ne vous auraient pas échappé; et j'imagine que tout votre dessein en ceci n'a été que de m'avertir des moyens dont ces personnes, de qui l'esprit est tellement plongé et attaché aux sens qu'ils ne peuvent rien concevoir qu'en imaginant, et qui, partant, ne sont pas propres pour les spéculations métaphysiques, se pourraient servir pour éluder mes raisons, et me donner lieu en même temps de les prévenir. C'est pourquoi ne pensez pas que, vous répondant ici, j'estime répondre à un parfait et subtil philosophe, tel que je sais que vous êtes; mais, comme si vous étiez du nombre de ces hommes de chair dont vous empruntez le visage, je vous adresserai seulement la réponse que je leur voudrais faire.

DES CHOSES QUI ont été objectées contre la première méditATION.

Vous dites que vous approuvez le dessein que j'ai eu de délivrer l'esprit de ses anciens préjugés, qui est tel en effet que personne n'y peut trouver à redire; mais vous voudriez que je m'en fusse acquitté « simplement et en peu de paroles, » c'est-à-dire, en un mot, négligemment et sans tant de précautions; comme si c'était une chose si facile que de se délivrer de toutes les erreurs dont nous sommes imbus dès notre enfance, et que l'on pût faire trop exactement ce qu'on ne doute point qu'il ne faille faire. Mais certes je vois bien que vous avez voulu m'indiquer qu'il y en a plusieurs qui disent bien de bouche qu'il faut soigneusement éviter la prévention, mais qui pourtant ne l'évitent jamais, pour ce qu'ils ne s'étudient point à s'en défaire, et se persuadent qu'on ne doit point tenir pour des préjugés ce qu'ils ont une fois reçu pour véritable. Certainement vous jouez ici parfaitement bien leur personnage, et n'omettez rien de ce qu'ils me pourraient objecter; mais cependant vous ne dites rien qui sente tant soit peu son philosophe. Car, où vous dites qu'il n'était « pas besoin de feindre un >> Dieu trompeur, ni que je dormais, » un philosophe aurait cru être obligé d'ajouter la raison pourquoi cela ne peut être révoqué en doute; ou s'il n'en eût point eu, comme de vrai il n'y en a point, il se serait abstenu de le dire. Il n'aurait pas non plus ajouté qu'il suffisait en ce lieu-là d'alléguer pour raison de notre défiance le peu de lumière de l'esprit humain ou la faiblesse de notre nature; car il ne sert de rien, pour corriger nos erreurs, de dire que

nous nous trompons parce que notre esprit n'est pas beaucoup clairvoyant, ou que notre nature est infirme; car c'est le même que si nous disions que nous errons parce que nous sommes sujets à l'erreur. Et certes on ne peut pas nier qu'il ne soit plus utile de prendre garde, comme j'ai fait, à toutes les choses où il peut arriver que nous errions, de peur que nous ne leur donnions trop légèrement notre créance. Un philosophe n'aurait pas dit aussi qu'en «< tenant toutes choses pour fausses je ne me dépouille pas » tant de mes anciens préjugés que je me revêts d'un autre tout »> nouveau ; » ou bien il eût premièrement tâché de montrer qu'une telle supposition nous pouvait induire en erreur; mais, tout au contraire, vous assurez un peu après qu'il n'est pas possible que je puisse obtenir cela de moi, que de douter de la vérité et certitude de ces choses que j'ai supposées être fausses; c'est-à-dire que je puisse me revêtir de ce nouveau préjugé dont vous appréhendiez que je me laissasse prévenir. Et un philosophe ne serait pas plus étonné de cette supposition que de voir quelquefois une personne qui, pour redresser un bâton qui est courbé, le recourbe de l'autre part; car il n'ignore pas que souvent on prend ainsi des choses fausses pour véritables, afin d'éclaircir davantage la vérité : comme lorsque les astronomes imaginent au ciel un équateur, un zodiaque et d'autres cercles, ou que les géomètres ajoutent de nouvelles lignes à des figures données, et souvent aussi les philosophes en beaucoup de rencontres; et celui qui appelle cela « recourir à une » machine, forger des illusions, chercher des détours et des nou» veautés, » et qui dit que cela est « indigne de la candeur d'un >> philosophe et du zèle de la vérité, » montre bien qu'il ne se veut pas lui-même servir de cette candeur philosophique, ni mettre en usage les raisons, mais seulement donner aux choses le fard et les couleurs de la rhétorique.

DES CHOSES QUI ONT ÉTÉ OBJECTÉES CONTRE LA SECONDE Méditation.

I. Vous continuez ici à nous amuser par des feintes et des déguisements de rhétorique, au lieu de nous payer de bonnes et solides raisons; car vous feignez que je me moque lorsque je parle tout de bon, et vous prenez comme une chose dite sérieusement et avec quelque assurance de vérité ce que je n'ai proposé que par forme d'interrogation et selon l'opinion du vulgaire. Car quand j'ai dit qu'il fallait « tenir pour incertains, ou même pour faux, tous

» les témoignages que nous recevons des sens, » je l'ai dit tout de bon; et cela est si nécessaire pour bien entendre mes Méditations, que celui qui ne peut ou qui ne veut pas admettre cela n'est pas capable de rien dire à l'encontre qui puisse mériter réponse. Mais cependant il faut prendre garde à la différence qui est entre les actions de la vie et la recherche de la vérité, laquelle j'ai tant de fois inculquée; car, quand il est question de la conduite de la vie, ce serait une chose tout à fait ridicule de ne s'en pas rapporter aux sens; d'où vient qu'on s'est toujours moqué de ces sceptiques, qui négligeaient jusqu'à tel point toutes les choses du monde, que, pour empêcher qu'ils ne se jetassent eux-mêmes dans des précipices, ils devaient être gardés par leurs amis; et c'est pour cela que j'ai dit en quelque part : « qu'une personne de bon sens ne » pouvait douter sérieusement de ces choses; » mais lorsqu'il s'agit de la recherche de la vérité et de savoir quelles choses peuvent être certainement connues par l'esprit humain, il est sans doute du tout contraire à la raison de ne vouloir pas rejeter sérieusement ces choses-là comme incertaines, ou même aussi comme fausses, afin de remarquer que celles qui ne peuvent pas être ainsi rejetées sont en cela même plus assurées, et à notre égard plus connues et plus certaines.

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Quant à ce que j'ai dit que « je ne connaissais pas encore >> assez ce que c'est qu'une chose qui pense, » il n'est pas vrai comme vous dites, que je l'aie dit tout de bon, car je l'ai expliqué en son lieu; ni même que j'aie dit que je ne doutais nullement en quoi consistait la nature du corps, et que je ne lui attribuais point la faculté de se mouvoir soi-même; ni aussi que j'imaginais l'âme comme un vent ou un feu, et autres choses semblables que j'ai seulement rapportées en ce lieu-là, selon l'opinion du vulgaire, pour faire voir par après qu'elles étaient fausses. Mais avec quelle fidélité dites-vous que « je rapporte à l'âme les facultés de marcher, de sentir, d'être nourri, » etc., afin que vous ajoutiez immédiatement après ces paroles : « Je vous accorde tout cela, » pourvu que nous nous donnions de garde de votre distinction » d'entre l'esprit et le corps? » Car en ce lieu-là même j'ai dit en termes exprès que la nutrition ne devait être rapportée qu'au corps; et, pour ce qui est du sentiment et du marcher, je les rapporte aussi, pour la plus grande partie, au corps, et je n'attribue rien à l'âme de ce qui les concerne que cela seul qui est une pensée.

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II. De plus, quelle raison avez-vous de dire qu'il n'était « pas >> besoin d'un si grand appareil pour prouver mon existence? » Certes je pense avoir fort bonne raison de conjecturer de vos paroles mêmes que l'appareil dont je me suis servi n'a pas encore été assez grand, puisque je n'ai pu faire encore que vous comprissiez bien ma pensée; car, quand vous dites que j'eusse pu conclure la même chose de chacune autre de mes actions indifféremment, vous vous méprenez bien fort, pour ce qu'il n'y en a pas une de laquelle je sois entièrement certain, j'entends de cette certitude métaphysique, de laquelle seule il est ici question, excepté la pensée. Car, par exemple, cette conséquence ne serait pas bonne : Je me promène, donc je suis, sinon en tant que la connaissance intérieure que j'en ai est une pensée, de laquelle seule cette conclusion est certaine, non du mouvement du corps, lequel parfois peut être faux, comme dans nos songes, quoiqu'il nous semble alors que nous nous promenions: de façon que de ce que je pense me promener je puis fort bien inférer l'existence de mon esprit, qui a cette pensée, mais non celle de mon corps, lequel se promène. Il en est de même de tous les autres.

Vous commencez ensuite par une figure de rhétorique assez agréable, qu'on nomme prosopopée, à m'interroger, non plus comme un homme tout entier, mais comme une âme séparée du corps; en quoi il semble que vous ayez voulu m'avertir que ces objections ne partent pas de l'esprit d'un subtil philosophe, mais de celui d'un homme attaché au sens et à la chair. Dites-moi donc, je vous prie, ô chair, ou qui que vous soyez, et quel que soit le nom dont vous voulez qu'on vous appelle, avez-vous si peu de commerce avec l'esprit que vous n'ayez pu remarquer l'endroit où j'ai corrigé cette imagination du vulgaire par laquelle on feint que la chose qui pense est semblable au vent ou à quelque autre corps de cette sorte? Car je l'ai sans doute corrigée lorsque j'ai fait voir que l'on peut supposer qu'il n'y a point de vent, point de feu, ni aucun autre corps au monde, et que néanmoins, sans changer cette supposition, toutes les choses par quoi je connais que je suis une chose qui pense ne laissent pas de demeurer en leur entier. Et partant toutes les questions que vous me faites ensuite, par exemple: « Pourquoi ne pourrais-je donc pas être un vent? pourquoi ne pas remplir un espace? pourquoi n'être pas mû en plu>> sieurs façons? » et autres semblables, sont si vaines et inutiles qu'elles n'ont pas besoin de réponse.

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