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avec grande civilité; et offrant de lui donner un exemplaire de ses psaumes, qu'il avait nouvellement faits, comme il se mit en devoir de monter en son cabinet pour l'aller querir, Malherbe lui dit qu'il les avait déjà vus, que cela ne méritait pas qu'il prît cette peine, et que son potage valait mieux que ses psaumes. Cette brusquerie déplut si fort à Desportes, qu'il ne lui dit pas un mot durant tout le dîner; et aussitôt qu'ils furent sortis de table, ils se séparèrent, et ne se sont jamais vus depuis. Cela donna lieu à Régnier de faire la satire contre Malherbe, qui

commence :

Rapin le favori, etc.

Il n'estimait point du tout les Grecs, et particulièrement il s'était déclaré ennemi du galimatias de Pindare. Pour les Latins, celui qu'il aimait le plus était Stace, et après lui Sénèque le tragique, Horace, Juvénal, Ovide et Martial. Il faisait peu de cas des poëtes italiens, et disait que tous les sonnets de Pétrarque étaient à la grecque, aussi bien que les épigrammes de mademoiselle de Gournay 1.

Il se faisait presque tous les jours, sur le soir, quelques petites conférences dans sa chambre, où assistaient particulièrement Coulomby, Maynard, Racan, Dumoutier et quelques autres, dont les noms n'ont pas été connus dans le monde; et un jour un habitant d'Aurillac, où Maynard était alors président, venant heurter à la porte de cette chambre, et demandant si monsieur le président n'y était point, Malherbe se leva brusquement, et parlant au provincial: Quel président, dit-il, demandez-vous? Apprenez qu'il n'y a point ici d'autre président que moi.

Quelqu'un lui disant que monsieur Gaumin avait trouvé le moyen d'entendre le secret de la langue punique, et qu'il y avait fait le pater noster, il dit

1 M. de Racan alla voir un jour mademoiselle de Gournay, qui lui fit voir des épigrammes qu'elle avait faites, et lui en demanda son sentiment. M. de Racan lui dit qu'il n'y avait rien de bon, et qu'elles n'avaient pas de pointes. Mademoiselle de Gournay repartit qu'il ne fallait pas faire attention à cela; que c'étaient des épigrammes à la grecque. Ils allèrent ensuite diner ensemble chez M. de Lorme, médecin des eaux de Bourbon. M. de Lorme leur ayant fait servir un potage qui n'était pas fort bon, mademoiselle de Gournay se tourna du côté de M. de Racan, et lui dit : Monsieur, voilà une méchante soupe.

Mademoiselle, repartit M. de Racan, c'est une soupe à la grecque. Cela se répandit tellement, que l'on ne parlait en plusieurs endroits que de soupe à la grecque, pour dire un mauvais potage; et pour marquer un méchant cuisinier, on disait: Il fait de la soupe à la grecque. (MÉN.)

2 François de Cauvigny, sieur de Coulomby, Colomby, ou Collombi, l'un des premiers membres de l'Académie française, était cousin de Malherbe, et mourut vers 1648. — Dumoutier était un peintre célèbre, homme d'esprit et poëte. Il a fait quelques vers assez bons, qu'on trouve dans les recueils du temps. (ST-MARC.)

aussitôt brusquement: Je m'en vais tout à l'heure y faire le credo; et à l'instant il prononça une douzaine de mots qui n'étaient d'aucune langue, en disant: Je vous soutiens que voilà le credo en langue punique. Qui est-ce qui me pourra dire le contraire?

Il s'opiniâtra fort longtemps avec un nommé monsieur de la Loi à faire des sonnets irréguliers; Coulomby n'en voulut jamais faire, et ne les pouvait approuver. Racan en fit un ou deux; mais ce fut le premier qui s'en ennuya, et comme il en voulait détourner Malherbe, en lui disant que ce n'était pas faire un sonnet que de passer par-dessus les règles ordinaires, qui veulent que les deux premiers quatrains aient la même rime, Malherbe lui réponsont des vers. La même anecdote se trouve dans dit: Eh, bien monsieur, si ce n'est un sonnet, ce Segrais, qui la rapporte de la manière suivante : << Malherbe avait inventé une espèce de sonnet sans obs erver la règle des rimes; et sur ce qu'on lui dit qu'on ne le recevrait pas, parce qu'on était accoutumé aux autres, il repartit: Ce sera une sonnette. » Toutefois il s'en ennuya, et il n'y a eu que Maynard1, de tous ses écoliers, qui ait continué d'en faire jusques à la mort. Malherbe les quitta de lui-même, lorsque Coulomby et Racan ne l'en persécutaient plus; c'était son ordinaire de s'opiniâtrer d'abord contre le conseil de ses amis, et de s'y rendre après de lui-même.

Il avait aversion des fictions poétiques; et en lisant une élégie de Régnier à Henri le Grand, qui

commence :

Il était presque jour, et le ciel souriant, etc. et où il feint que la France s'éleva en l'air pour parler à Jupiter, et se plaindre du misérable état où elle était pendant la Ligue, il demandait à Régnier en quel temps cela était arrivé, et disait qu'il avait toujours demeuré en France depuis cinquante ans, et qu'il ne s'était point aperçu qu'elle se fut enlevée hors de sa place.

Il avait un frère aîné avec lequel il a toujours été en procès; et comme un de ses amis se plaignait de cette mauvaise intelligence, Malherbe lui dit qu'il ne pouvait pas en avoir avec les Turcs et les Moscovites avec qui il n'avait rien à partager. Il perdit sa mère environ l'an 1615, c'est-à-dire étant âgé de plus de soixante ans; et comme la reine mère envoya un gentilhomme pour le consoler, il dit à ce

1 François Maynard, né en 1582, d'un savant conseiller au parlement de Toulouse, fut secrétaire de la reine Marguerite, et plut à la cour de cette princesse par son esprit et son enjouement. Il se livra avec succès à la poésie, fut nommé conseiller d'Etat, et mourut en 1646.

gentilhomme qu'il ne pouvait se revancher de l'hon- | l'alphabet: comme au premier, un ruban ou un bout neur que lui faisait la reine qu'en priant Dieu que le roi son fils pleurât sa mort aussi vieux qu'il pleurait celle de sa mère.

Il ne pouvait souffrir que les pauvres demandant l'aumône dissent : Noble gentilhomme; il disait que noble était superflu, et que s'il était gentilhomme il était noble.

Quand les pauvres lui disaient qu'ils prieraient Dieu pour lui, il leur répondait qu'il ne croyait pas qu'ils eussent grand crédit au ciel, vu le mauvais état auquel il les laissait en ce monde, et qu'il eût mieux aimé que monsieur de Luynes, ou quelque autre favori, lui eût fait la même promesse.

Monsieur de Termes reprenant Racan d'un vers qu'il a changé depuis, et où il y avait, parlant d'un homme champêtre :

Le labeur de ses bras rend sa maison prospère.... Racan lui répondit que Malherbe avait usé de ce mot prospère en ce vers:

O que nos fortunes prospères

Malherbe, qui était présent, lui dit brusquement: Eh bien, morbleu! si je fais une sottise, en voulez vous faire une autre?

Quand on lui montrait quelque vers où il y avait des mots superflus, il disait que c'était une bride de cheval attachée avec une aiguillette.

Un homme de robe et de condition lui apporta des vers assez mal polis, qu'il avait faits à la louange d'une dame, et lui dit avant que de les lui montrer, que des considérations particulières l'avaient obligé de faire ces vers. Malherbe les lut avec mépris, et lui demanda, après qu'il eut achevé, s'il avait été condamné à être pendu ou à faire ces vers-là, parce qu'à moins de cela il ne devait point exposer sa réputation en produisant une pièce si ridicule.

S'étant vêtu un jour extraordinairement, à cause du grand froid, il avait encore étendu sur sa fenêtre trois ou quatre aunes de frise verte; et comme on lui demanda ce qu'il voulait faire de cette frise, il répondit brusquement : Je pense qu'il est avis à ce froid qu'il n'y a pas de frise dans Paris : je lui montrerai bien que si. En même temps, ayant mis à ses jambes une si grande quantité de bas, presque tous noirs, qu'il ne se pouvait chausser également qu'avec des jetons, Racan arriva en sa chambre comme il était en cet état-là, et lui conseilla, pour se délivrer de la peine de se servir de jetons, de mettre à chacun de ses bas un ruban.de quelque couleur, ou une marque de soie, qui commençât par une lettre de

Voyez ci-après, liv. 1er, no 4.

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de soie amaranthe; au second, un bleu; au troisième, un cramoisi, et ainsi des autres. Malherbe, approuvant ce conseil, l'exécuta à l'heure même; et le lendemain, venant dîner chez monsieur de Bellegarde, en voyant Racan, il lui dit au lieu de bonjour : J'en ai jusqu'à l'l; de quoi tout le monde fut fort surpris, et Racan même eut de la peine à concevoir d'abord ce qu'il voulait dire, ne se souvenant pas alors du conseil qu'il lui avait donné le jour précédent.

Il disait aussi, à ce propos, que Dieu n'avait fait le froid que pour les pauvres et pour les sots, et que ceux qui avaient le moyen de se bien chauffer, et bien habiller, ne devaient point souffrir le froid.

Quand on lui parlait des affaires d'État, il avait toujours ce mot en la bouche, qu'il a mis dans l'épître liminaire de Tite-Live adressée à monsieur de Luynes Qu'il ne fallait point se mêler de la conduite d'un vaisseau où l'on n'était que simple passager.

Une fois le roi Henri le Grand lui montrant la première lettre que le feu roi Louis XIII avait écrite à Sa Majesté, Malherbe, ayant remarqué qu'il avait signé Loys au lieu de Louis, demanda assez brusquement au roi si monsieur le dauphin avait nom Loys. Le roi, étonné de cette demande, en voulut savoir la cause; Malherbe lui fit voir qu'il avait signé Loys, et non pas Louis, ce qui donna lieu d'envoyer querir celui qui apprenait à écrire à monseigneur le dauphin, pour lui enjoindre de faire mieux orthographier son nom; et voilà d'où vient que Malherbe disait être cause que le défunt roi s'appelait Louis.

Comme les états généraux se tenaient à Paris ', il y eut une grande contestation entre le tiers-état et le clergé, qui donna sujet à cette belle harangue de monseigneur le cardinal du Perron; et cette affaire s'échauffant, les évêques menaçaient de se retirer, et de mettre la France en interdit. Monsieur de Bellegarde entretenant Malherbe de l'appréhension qu'il avait d'être excommunié, Malherbe lui dit, pour le consoler, qu'au contraire il s'en devait réjouir, et que devenant tout noir, comme sont les excommuniés, cela le délivrerait de la peine qu'il prenait tous les jours de se peindre la barbe et les cheveux.

Une autre fois il disait à monsieur de Bellegarde : Vous faites bien le galant et l'amoureux des belles dames: lisez-vous encore à livre ouvert? c'était sa façon de parler, pour dire s'il était prêt encore à les servir. Monsieur de Bellegarde lui dit que oui. Mal

En 1614. Ce fut leur dernière session.

herbe répondit en ces mots : Parbleu, monsieur, ¡ que nous en pouvons espérer est qu'on dira que j'aimerais mieux vous ressembler en cela qu'en votre nous avons été deux excellents arrangeurs de sylduché et pairie. labes: que nous avons eu une grande puissance sur

Un jour Henri le Grand lui montra des vers que les paroles, pour les placer si à propos chacune en

l'on lui avait donnés, et qui commençaient :

Toujours l'heur et la gloire

Soient à votre côté;

De vos faits la mémoire

Dure à l'éternité.

Malherbe, sur-le-champ, et sans en lire davantage, les retourna de cette sorte:

Que l'épée et la dague

Soient à votre côté;

Ne courez point la bague

Si vous n'êtes botté;

et là-dessus il se retira sans faire aucun jugement. Je ne sais si le festin qu'il fit à six de ses amis, et où il faisait leseptième, pourrait avoir place en sa vie. D'abord il n'en avait prié que quatre, savoir : monsieur de Foucquerolles, enseigne ou lieutenant aux gardes du corps; monsieur de la Mazure, gentilhomme de Normandie, qui était à la suite de monsieur de Bellegarde; monsieur de Coulomby et monsieur Patris. Mais le jour de devant que se devait faire le festin, Yvrande et Racan revinrent de Touraine de la maison de Racan; étant descendus chez Malherbe, sitôt qu'il les vit, il commanda à son valet d'acheter encore deux chapons, et les pria de venir le lendemain dîner chez lui; enfin, pour le faire court, tout le festin ne fut que de sept chapons bouillis, dont il leur en fit servir un à chacun, et leur dit: Messieurs, je vous aime tous également; c'est pourquoi je vous veux traiter de même, et ne prétends point que vous ayez d'avantage l'un sur l'autre. Tout son contentement était de s'entretenir avec ses amis particuliers, comme Racan, Coulomby, Yvrande et autres, du mépris qu'il faisait de toutes les choses que l'on estime le plus dans le monde. En voici un exemple: il disait souvent à Racan que c'était une folie de se vanter d'être d'une ancienne noblesse; et que plus elle était ancienne, et plus elle était douteuse; qu'il ne fallait qu'une fenime lascive pour pervertir le sang des Césars, et que tel qui pensait être issu d'un de ces grands héros était peutêtre venu d'un valet de chambre ou d'un violon'.

Il ne s'épargnait pas lui-même en l'art où il excellait; il disait souvent à Racan: Voyez-vous, monsieur, si nos vers vivent après nous, toute la gloire

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leur rang, et que nous avons tous deux été bien fous de passer la meilleure partie de notre âge dans un exercice si peu utile au public et à nous-mêmes, au lieu de l'employer à nous donner du bon temps, ou penser à l'établissement de notre fortune.

à

Il avait aussi un grand mépris pour tous les hom. mes en général; et après avoir fait le récit du péché de Caïn et de la mort d'Abel son frère, il disait à peu près : Voilà un beau début! ils n'étaient que trois ou quatre au monde, et l'un d'eux va tuer son frère! que Dieu pouvait-il espérer des hommes après cela? n'eût-il pas mieux fait d'éteindre dès l'heure même, pour jamais, l'engeance? Voilà les discours ordinaires qu'il tenait avec ses plus familiers amis; mais ils ne se peuvent exprimer avec la grâce qu'il les prononçait, parce qu'ils tiraient leur plus grand ornement de son geste et du son de sa voix.

Monsieur l'archevêque de Rouen Fayant prié d'entendre un sermon qu'il devait faire en une église près de son logis, au sortir de table, il s'endormit dans une chaise; et comme monseigneur de Rouen voulut le réveiller pour le mener au sermon, il le pria de l'en dispenser, disant qu'il dormirait bien

sans cela.

Il parlait fort ingénument de toutes choses, et avait un grand mépris pour toutes les sciences, particulièrement pour celles qui ne servent qu'au plaisir des yeux et des oreilles, comme la peinture, la musique et même la poésie; sur quoi Bordier se plaignant à lui qu'il n'y avait des récompenses que pour ceux qui servaient le roi dans les armées et dans les affaires, et qu'on abandonnait ceux qui excellaient dans les belles-lettres, il répondit que c'était en user fort sagement, et qu'il y avait de la sottise de faire un métier de la poésie; qu'on n'en devait point espérer d'autre récompense que son plaisir, et qu'un bon poëte n'était pas plus utile à l'État qu'un bon joueur de quilles.

Un certain jour qu'il se retirait fort tard de chez monsieur de Bellegarde, avec un flambeau allumé devant lui, il rencontra monsieur de Saint-Paul, gentilhomme de condition, parent de monsieur de Bellegarde, qui le voulait entretenir de quelques nouvelles de peu d'importance; il lui coupa court, en lui disant : Adieu, adieu, vous me faites brûler

1 François de Harlay, mort le 22 mars 1652. Son neveu, qui portait le même nom, fut désigné pour lui succéder à l'archevéché de Rouen, et mourut archevêque de Paris, le 6 août 1695. (ST-MARC.)

pour cinq sous de flambeau, et tout ce que vous me dites ne vaut pas six blancs.

Dans ses heures, il avait effacé des litanies des saints tous les noms particuliers, disant qu'il était superflu de les nommer tous les uns après les autres, et qu'il suffisait de les nommer en général : omnes sancti et sanctæ Dei, orate pro nobis1. I avait aussi effacé plus de la moitié de son Ronsard, et en cotait à la marge les raisons. Un jour, Yvrande, Racan, Coulomby et quelques autres de ses amis, le feuilletaient sur sa table, et Racan lui demanda s'il approuvait ce qu'il n'avait point effacé: Pas plus que le reste, dit-il. Cela donna le sujet à la compagnie, et entre autres à Coulomby, de lui dire que, si l'on trouvait ce livre après sa mort, on croirait qu'il aurait pris pour bon ce qu'il n'aurait pas effacé; sur quoi il lui répondit qu'il disait vrai, et tout à l'heure il acheva d'effacer le reste.

Il était assez mal meublé, logeant ordinairement en chambre garuie; il n'avait même que sept ou huit chaises de paille; et comme il était fort visité de ceux qui aimaient les belles-lettres, quand les chaises étaient toutes remplies, il fermait sa porte par dedans; et si quelqu'un venait y heurter, il lui criait Attendez, il n'y a plus de chaises; estimant qu'il valait mieux ne les point recevoir que de leur donner l'incommodité d'être debout.

Une fois, en entrant dans l'hôtel de Sens, il trouva dans la salle deux hommes qui jouaient au trictrac, et qui disputant d'un coup, se donnaient tous deux au diable qu'ils avaient gagné. Au lieu de les saluer, il ne fit que dire : Viens, diable, viens, tu ne saurais faillir; il y en a l'un ou l'autre à toi.

Il y eut une grande contestation entre ceux du pays d'Adiousias, qui étaient tous ceux de delà la Loire, et ceux du pays de deçà, qu'il appelait du pays de Dieu vous conduise, savoir s'il fallait appeler le petit vase dont on se sert pour manger du potage cuiller ou cuillère. La raison de ceux du pays d'Adiousias, d'où était Henri le Grand, ayant été nourri en Béarn, était que ce mot étant féminin, il devait avoir une terminaison féminine. Le pays de Dieu vous conduise alléguait, outre l'usage, qu'il n'était pas sans exemple de voir des mots féminins avoir des terminaisons masculines, et qu'ainsi l'on

'Ce passage et quelques autres de ces Mémoires ont fait soupçonner Malherbe d'avoir peu de religion; mais il me semble que c'est assez mal à propos, et que cette accusation ne serait pas mieux fondée sur cette anecdote qu'on lit dans le Menagiana: « M. de Racan allant voir Malherbe un samedi, Jendemaiu de la Chandeleur, à huit heures du matin, le trouve mangeant du jambon : Ah! monsieur, dit-il, la Vierge n'est plus en couche. Oh! repartit Malherbe, les dames ne se lèvent pas si matin. » (ST-MARC.)

dit: une perdrix et une met1 à boulanger. Enfin, cette dispute dura si longtemps, qu'elle obligea le roi d'en demander à Malherbe son sentiment; et son avis fut qu'il fallait dire cuiller. Le roi néanmoins ne se rendant point à ce jugement, il lui dit ces mêmes mots : Sire, vous êtes le plus absolu roi qui ait jamais gouverné la France, et avec tout cela vous ne sauriez faire dire de deçà la Loire, une cuillère, à moins de faire défense, à peine de cent livres d'amende, de la nommer autrement.

Monsieur de Bellegarde, qui était Gascon, lui envoyant demander lequel était mieux dit de dépensé ou dépendu, il répondit sur-le-champ que dépensé était plus français; mais que pendu, dépendu, rependu, et tous les composés de ce vilain mot, qui lui vinrent à la bouche, étaient plus propres pour les Gascons.

Quand on lui demandait son avis de quelques vers français, il renvoyait ordinairement aux crocheteurs du port au foin, et disait que c'étaient ses maîtres pour le langage; ce qui peut-être a donné lieu à Régnier de dire:

Comment! il faudrait donc, pour faire une œuvre grande,
Qui de la calomnie et du temps se défende,

Et qui nous donne rang parmi les bons auteurs,
Parler comme à Saint-Jean 2 parlent les crocheteurs!

Comme il récitait des vers à Racan, qu'il avait nouvellement faits, il lui en demanda son avis. Racan s'en excusa, disant qu'il ne les avait pas bien entendus, et qu'il en avait mangé la moitié. Malherbe, qui ne pouvait souffrir qu'on lui reprochât le défaut qu'il avait de bégayer, se sentant piqué des paroles de Racan, lui dit en colère: Morbleu! si vous me fâchez, je les mangerai tous; ils sont à moi, puisque je les ai faits; j'en puis faire ce que je

voudrai.

Il ne voulait pas qu'on fît autrement des vers qu'en entendre la finesse des langues que l'on n'a apprisa langue ordinaire; il soutenait que l'on ne saurait ses que par art; et, à ce propos, pour se moquer de ceux qui faisaient des vers latins, il disait que si Virgile et Horace revenaient au monde, ils donneraient le fouet à Bourbon et à Sirmond.

Il disait souvent, et principalement quand on le reprenait de ne pas bien suivre le sens des auteurs qu'il traduisait ou paraphrasait, qu'il n'apprêtait pas les viandes pour les cuisiniers : comme s'il eût voulu dire qu'il se souciait fort peu d'être loué des gens de lettres qui entendaient les livres qu'il avait traduits, pourvu qu'il le fût des gens de la cour; et c'était de cette même sorte que Racan se défendait

'Mait, ou maict, mactra: huche. (ST-MARC.)

2 La place de Grève. (ST-MARC.)

de ses censures, en avouant qu'elles étaient fort justes; mais que les fautes dont il le reprenait n'étaient connues que de trois ou quatre personnes qui le hantaient, et qu'il faisait ses vers pour être lus dans le cabinet du roi et dans les ruelles, plutôt que dans sa chambre ou dans celle des autres savants en poésie.

Il avait pour ses écoliers les sieurs de Touvant, Coulomby, Maynard et Racan. Il jugeait d'eux fort diversement: il disait, en termes généraux, que Touvant faisait fort bien des vers, sans dire en quoi il excellait; que Coulomby avait bon esprit, mais qu'il n'avait point le génie à la poésie; que Maynard était celui de tous qui faisait les meilleurs vers, mais qu'il n'avait point de force; qu'il s'était adonné à un genre de poésie auquel il n'était pas propre, voulant parler de ses épigrammes, et qu'il ne réussirait pas, parce qu'il manquait de pointes. Pour Racan, qu'il avait de la force, mais qu'il ne travaillait pas assez ses vers; que le plus souvent, pour s'aider d'une bonne pensée, il prenait de trop grandes licences, et que de ces deux derniers on ferait un grand poëte. Racan ayant dès sa plus tendre jeunesse fait connaissance avec Malherbe, il le respectait comme son père; et Malherbe, de son côté, vivait avec lui comme avec son fils; cela donna sujet à Racan, à son retour de Calais, où il fut porter les armes en sortant de page, de lui demander, en confidence, de quelle sorte il se devait gouverner dans le monde. Il lui proposa quatre ou cinq sortes de vies qu'il pouvait faire.

La première et la plus honorable était de suivre les armes; mais d'autant qu'il n'y avait point pour lors de guerre plus près qu'en Suède ou en Hongrie, il n'avait pas moyen de la chercher si loin, à moins que de vendre tout son bien pour s'équiper et pour fournir aux frais du voyage.

La deuxième était de demeurer dans Paris, pour liquider ses affaires qui étaient fort brouillées; et celle-là lui plaisait le moins.

La troisième était de se marier, dans l'espérance qu'il avait de trouver un bon parti, en vue de la succession de madame de Bellegarde, qui ne lui pouvait manquer: sur quoi il disait que cette succession serait peut-être longue à venir, et que cependant, épousant une femme qui l'obligerait, il serait contraint d'en souffrir, en cas qu'elle fût de mauvaise humeur.

Il proposait encore de se retirer aux champs; mais cela ne lui semblait pas séant à un homme de son âge et de sa condition.

Sur toutes ces propositions faites par Racan, Malherbe, au lieu de répondre directement, com

mença par une fable en ces mots : Un bonhomme, âgé environ de cinquante ans, ayant un fils de treize ou quatorze ans au plus, n'avait qu'un petit âne pour le porter lui et son fils dans un long voyage qu'ils entreprenaient ensemble. Le père-monta le premier sur l'âne; après deux ou trois lieues de chemin, le fils, qui commençait à se lasser, le suivit à pied de loin, et avec beaucoup de peine, ce qui donna sujet à ceux qui le voyaient passer de dire que ce bonhomme avait tort de laisser aller à pied cet enfant, lui : et qu'il aurait mieux porté cette fatigue là que le bonhomme mit son fils sur l'âne, et suivit à pied. Cela fut trouvé encore étrange par d'autres qui disaient que ce fils était bien ingrat, et de mauvais naturel, de voir fatiguer son père, pendant qu'il était lui-même à son aise; ils s'avisèrent donc de monter tous deux sur l'âne, et alors on y trouva encore à redire. Ils sont bien cruels, disaient les passants, de monter ainsi tous deux, sur cette pauvre petite bête, qui à peine serait assez forte pour en porter un. Comme ils eurent, ouï cela, ils descendirent tous deux de dessus, et le touchèrent devant eux. Ceux qui les voyaient aller de cette sorte se moquaient de les voir à pied quand l'un et l'autre pouvaient alternativement se servir de l'âne; ainsi ils ne surent jamais se mettre au gré de tout le monde : c'est pourquoi ils résolurent de faire à leur volonté, et de laisser à chacun la liberté d'en juger à sa fantaisie. Faites en de même, dit Malherbe à Racan, pour toute conclusion; car, quoi que vous puissiez faire, vous ne serez jamais généralement approuvé de tout le monde, et l'on trouvera toujours à redire à votre conduite.

Monsieur de la Fontaine a mis cet apologue en vers', et l'a ajusté de cette manière :

L'invention des arts étant un droit d'ainesse,
Nous devons l'apologue à l'ancienne Grèce;
Mais ce champ ne se peut tellement moissonner,
Que les derniers venus n'y trouvent à glaner.
La feinte est un pays plein de terres désertes:
Tous les jours nos auteurs y font des découvertes.
Je t'en veux dire un trait assez bien inventé :
Autrefois à Racan Malherbe l'a conté.
Ces deux rivaux d'Horace, héritiers de sa lyre,
Disciples d'Apollon, nos maitres pour mieux dire,
Se rencontrant un jour, tout seuls et sans témoins,
(Comme ils se confiaient leurs pensers et leurs soins)
Racan commence ainsi : Dites-moi, je vous prie,
Vous qui devez savoir les choses de la vie,
Qui par tous ses degrés avez déjà passé,
Et que rien ne doit fuir en cet age avancé,
A quoi me résoudrai-je? Il est temps que j'y pense.
Vous connaissez mon bien, mon talent, ma naissance.
Dois-je dans la province établir mon séjour?
Prendre emploi dans l'armée, ou bien charge à la cour?
Tout au monde est mêlé d'amertume et de charmes :
La guerre a ses douceurs, l'hymen a ses alarmes.

C'est la première fable du troisième livre.

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