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forme, ses amours avec de grandes dames, et donner tout cela pour des faits? Quelle apparence qu'un récit dont l'Ane que nous avons est l'abrégé fidèle, fût débité comme historique? Si cet abrégé représente, ainsi que le dit Photius, les propres phrases et les mots du livre des Métamorphoses; si ce sont en tout les mêmes traits qu'on a seulement raccourcis, le même narré, les mêmes paroles, comment donc concevoir que de ces deux ouvrages où tout était pareil, l'un fût sérieux, l'autre bouffon? et comment l'exacte copie d'un conte ennuyeux était-elle une satire si gaie? Voilà ce que Photius ne nous explique point. Je ne veux pas dire qu'il n'eût lu ou vu à tout le moins les deux livres; mais ou sa notice ne fut faite que long-temps après cette lecture, ou en écrivant il pensait à tout autre chose. Il ne sait et n'a pu, dit-il, encore découvrir quel est le plus ancien de Lucien ou de Lucius, ni qui des deux a copié l'autre, et il demeure dans ce doute, sagement; car il se pourrait que Lucien, bien avant Lucius, eût fait cette histoire de Lucius, lequel, venant après cela, aurait copié son historien, et redit de soi les mêmes choses que l'autre en avait déjà dites. Tout cet amas d'absurdités montre avec quelle distraction écrivait le bon Patriarche.

Pour moi, je ne puis croire que Lucien ait jamais rien abrégé; ce n'était pas son caractère; il amplifie tout, au contraire, et donne souvent à ce qu'il dit beaucoup trop de développement, ayant peut-être retenu ce défaut de son premier métier de sophiste et de déclamateur; esprit d'ailleurs plein d'invention qui n'avait nul besoin d'emprunt, et certes n'eût su se con

traindre à retracer ainsi froidement une composition étrangère sans y jamais mettre du sien, chose dont les traducteurs même et les plus serviles copistes ont peine à se défendre. Voltaire peut dans ses contes parfois imiter d'autres écrivains, prendre une pensée, un sujet; mais ira-t-il transcrire des morceaux de Rabelais, des pages de Cyrano? Ces vives imaginations ne suivent personne à la trace, ne copient point trait pour trait. Dans l'abrégé que Théopompe fit de l'histoire d'Hérodote, il ne mit pas un mot d'Hérodote; cela se voit par les fragmens qui nous en restent. Denys d'Halicarnasse au contraire, en abrégeant lui-même ses Antiquités romaines, ne fit apparemment, comme dit ici Photius, que resserrer, élaguer, réduire en moindre dimension ce qui se trouvait plus étendu dans son premier ou vrage, dont il put très bien conserver les phrases et les expressions, s'il n'espérait pas trouver mieux. Ainsi de notre auteur; car je ne fais nul doute que cet abrégé, si c'en est un, ne soit de Lucius lui-même, qui se déclare et se fait connaître avec assez de détail à la fin de son ouvrage, pour qu'on n'eût jamais dù l'attribuer à un autre. Cela ne fût pas arrivé non plus, selon toute apparence, si, à l'exemple des anciens, il eût pris soin de se nommer en tête, non à la fin du livre, et eût dit des l'abord : Lucius a écrit ce qui suit. Mais ce n'était plus la coutume, et Longin se moque en un endroit de ceux qui alors prétendaient imiter en cela Hérodote et les auteurs du vieux temps. Il y fallait plus de façon. On se nommait quelque part en passant, dans le corps l'ouvrage, comme fait ici Lucius, et comme Lucien l'a pratiqué dans son Histoire véritable, ou on ne se nom

de

mait point du tout. L'ancien usage toutefois, s'il eût subsisté, valait mieux, et eût épargné aux libraires une infinité de méprises; car il n'y a guère d'auteur célèbre de l'antiquité auquel ils n'aient attribué faussement différens ouvrages.

Mais je vais plus loin, et je dis que ceci n'est point un abrégé; ce n'est point la copie réduite, mais l'original, au contraire, du livre des Métamorphoses, qui n'était qu'un développement ou plutôt une pitoyable amplification de celui-ci, écrite depuis par quelque autre, je crois, que Lucius, ou, si l'on veut, par Lucius vieilli, mal inspiré, brouillé avec les Muses, ayant perdu toute sa verve; et voici sur quoi je me fonde. D'abord les anciens n'abrégeaient que des ouvrages historiques. Ce fut bien tard, sous les empereurs de Constantinople, qu'on étendit à d'autres livres cette espèce de mutilation. Alors quelques compilations, de longs traités de grammaire et de philosophie furent réduits en petit volume; mais toujours on s'abstint de toucher aux ouvrages d'imagination, qui sont chose subtile et légère, dont la substance ne se peut saisir ni presser. Théopompe abrégea l'histoire d'Hérodote, Philiste celle de Thucydide, Brutus les livres de Polybe, quelquesuns leurs propres ouvrages, comme Denys d'Halicarnasse, Timosthène, Philochorus, tous historiens; mais nul ne s'avisa jamais de raccourcir les Mimes de Sophron, ni les Satires ménippées ; et que serait-ce qu'un abrégé de Gulliver ou de Gargantua?

Puis, ce livre aujourd'hui perdu des Métamorphoses, nous l'avons en latin traduit par Apulée. Je dis traduit au sens des anciens; car à présent on nommerait cela

imitation ou paraphrase. Dans cet Ane latin qui représente pour nous l'ouvrage de Lucius, se retrouve en effet le prétendu abrégé, l'Ane grec, tellement qu'ayant lu celui-ci, on le reconnaît dans l'autre, mais démesu rément étendu par de froides amplifications et des épisodes sans fin. Les plus beaux traits de l'auteur grec sont là mêlés parmi un tas d'extravagantes fictions, de contes de sorciers, de fables à faire peur aux petits enfans, toutes inventions si absurdes et si dépourvues d'agré ment, qu'on n'en peut soutenir la lecture. De pareilles sottises ont à bon droit choqué Photius dans le livre des Métamorphoses, d'où Apulée les a prises, et sont cause qu'il taxe l'auteur de ridicule crédulité. L'abrévia teur, selon lui, ayant seulement supprimé ces impertinences, le reste s'est trouvé faire un ouvrage achevé dans toutes ses parties, un véritable poème dont le début, la fin, répondent au milieu.... Voilà ce que je ne crois point. D'un amas de confuses rêveries, cet abréviateur aurait fait un chef-d'œuvre de narration en coupant seulement des feuillets! cela me paraît impossible: on trouve de l'or dans le sable, mais des vases ciselés, non; et je demanderais volontiers à Photius, comment, de ce monstrueux chaos, de cette rapsodie informe des Métamorphoses, certaines pièces auraient pu faire un tout régulier, si elles n'eussent été forgées à part exprès et façonnées pour s'unir. Je trouve donc fort vraisemblable que Lucius, ayant d'abord composé ce joli ouvrage tel à peu près que nous l'avons, y aura voulu joindre depuis différens morceaux, et, par ces additions de pièces battues à froid et hors de proportion, aura gâté son premier jet. Qu'on prenne la peine de compa

rer au grec que nous avons le latin d'Apulée; tout ce qu'il a de plus est hors d'œuvre. Comme dès le commencement de cette longue et puérile histoire de ce Socrate ensorcelé et égorgé par ces deux vieilles, ces outres changées en voleurs, et l'homme qui, en gardant un mort, à le nez coupé par une sorcière; tout cela est ajouté au grec et cousu à la narration, Dieu sait comment. Otez cela, et vous retrouvez l'introduction de Lucius telle qu'elle est ici, toute naïve, toute dramatique, où pour la clarté rien ne manque, pour l'agrément rien n'est de trop, où enfin ne se peut méconnaître la conception originale. Et quelle apparence qu'un esprit, assez faible ou assez malade pour enfanter tant d'inepties traduites par Apulée, ait pu en même temps imaginer la fable et le charmant récit où ces sottises sont insérées? Je n'y vois, quant à moi, nulle possibilité.

Quoi qu'il en soit de ces conjectures, qu'on ne peut appuyer de preuves, car la pièce principale nous manque, et les témoignages anciens se réduisent à celui de Photius, qui, comme on voit, est peu de chose, en somme c'est ici l'œuvre de Lucius, puisque le plan et les détails, les pensées, les phrases et les mots lui appartiennent, de l'aveu de ceux qui donnent l'ouvrage à un autre. Le style n'en est pas aussi pur que le prétend Photius, ni en tout exempt des défauts du siècle où l'auteur a vécu. Il y avait alors grand nombre d'écrivains dont l'étude principale était de créer des expressions, de tourmenter la langue, de tenailler les mots, si l'on peut ainsi dire, pour en étendre le sens à des acceptions dont personne ne se fût avisé. Cette secte a été de tout temps; elle fleurissait alors, et notre auteur n'en était pas au

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