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PRÉFACE

DU TRADUCTEUR.

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Hécatée de Milet le premier écrivit en prose, ou, selon quelques uns, Phérécyde peu antérieur, aussi bien que l'autre, à Hérodote. Hérodote naissait quand Hécatée mourut, vingt ans ou environ après Phérécyde. Jusque-là, on n'avait su faire encore que des vers; car avant l'usage de l'écriture, pour arranger quelque discours qui se pût retenir et transmettre, il fallut bien s'aider d'un rhythme, et clore le sens dans des mesures à peu près réglées, sans quoi il n'y eût eu moyen de répéter fidèlement, même le moindre récit. Tout fut au commencement matière de poésie : les fables religieuses, les vérités morales, les généalogies des dieux et des héros; les préceptes de l'agriculture et de l'économie domestique, oracles, sentences, proverbes, contes, se débitaient en vers, que chacun citait, ou, pour mieux dire, chantait dans l'occasion aux fêtes, aux assemblées par-là, on se faisait honneur, et on passait pour homme instruit. C'était toute la littérature qu'enseignaient les rhapsodes, savans de profession, mais savans sans livres long-temps. Quand l'écriture fut trouvée, plusieurs blâmaient cette invention, non justifiée encore aux yeux de bien des gens; on la disait

propre à ôter l'exercice de la mémoire, et rendre l'esprit paresseux. Les amis du vieux temps vantaient la vieille méthode d'apprendre par cœur sans écrire, attribuant à ces nouveautés, comme on peut le voir dans Platon, et la décadence des mœurs et le mauvais esprit de la jeunesse.

Je ne décide point, quant à moi, si Homère écrivit, ni s'il y eut un Homère, de quoi on veut douter aussi. Ces questions, plus aisées à élever qu'à résoudre, font entre les savans des querelles où je ne prends point de part : j'ai assez d'affaires sans celle-là, et je déclare ici, pour ne fâcher personne, que j'appellerai Homère l'auteur ou les auteurs, comme on voudra, des livres que nous avons sous le nom d'Iliade et d'Odyssée. Je crois qu'on fit des vers long-temps avant de les savoir écrire; mais l'alphabet une fois connu, sans doute on écrivit autre chose que des vers. Le premier usage d'un art est pour les besoins de la vie; accords et marchés furent écrits avant les prouesses d'Achille. Celui qui s'avisa de tracer, sur une pomme ou sur une écorce, le nom de ce qu'il aimait avec l'épithète ordinaire Kalè, ou peutêtre Kalos, suivant les mœurs grecques et antiques, ce lui-là écrivit en prose avant Hécatée, Phérécyde: eux essayèrent de composer des discours suivis sans aucun rhythme ni mesure poétique, et commencèrent par des récits.

L'histoire était en vers alors comme tout le reste. Homère et les cycliques avaient mis dans leurs chants le peu de faits dont la mémoire se conservait parmi les hommes. Homère fut historien ; mais la prose naissante, à peine du filet encor débarrassée, s'empara de l'his

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toire, en exclut la poésie, comme de bien d'autres sujets; car d'abord les sciences naturelles et la philosophie, telle qu'elle pouvait être, appartinrent à la poésie, chargée seule en ce temps d'amuser et d'instruire on lui dispute jusqu'à la tragédie maintenant, et chassée bientôt du théâtre, elle n'aura plus que l'épigramme. C'est que vraiment la poésie est l'enfance de l'esprit humain, et les vers l'enfance du style, n'en déplaise à Voltaire et autres contempteurs de ce qu'ils ont osé appeler vile prose. Voltaire s'étonne mal à propos que les combats de Salamine et des Thermopyles, bien plus importans que ceux d'llion, n'aient point trouvé d'Homère qui les voulût chanter; on ne l'eût pas écouté, ou plutôt Hérodote fut l'Homère de son temps. Le monde commençait à raisonner, voulait avec moins d'harmonie un peu plus de sens et de vrai. La poésie épique, c'est-à-dire historique, se tut, et pour toujours, quand la prose se fit entendre, venue en quelque perfection.

Les premiers essais furent informes; il nous en reste des fragmens où se voit la difficulté qu'on eut à composer sans mètre, et se passer de cette cadence qui, réglant, soutenant le style, faisait pardonner tant de choses. La Grèce avait de grands poètes, Homère, An'imaque, Pindare, et parlant la langue des dieux, bégayait à peine celle des hommes. Hecctée de Milet ainsi devise; j'écris ceci comme il me semble être véritable, car des Grecs les propos sont tous divers, et, comme à moi, paraissent risibles. Voilà le début d'Hécatée dans son histoire; et il continuait de ce ton assort d'ailleurs au sujet : ce n'étaient guère que des légendes

fabuleuses de leurs anciens héros; peu de faits noyés dans des contes à dormir debout. Mème façon d'écrire fut celle de Xanthus, Charon, Hellanicus et autres qui précédèrent Hérodote : ils n'eurent point de style, à proprement parler, mais des membres de phrases, tronçons jetés l'un sur l'autre, heurtés sans nulle sorte de liaison ni de correspondance, comme témoigne Démétrius ou l'auteur, quel qu'il soit, du livre de l'élocution. Hérodote suivit de près ces premiers inventeurs de la prose, et mit plus d'art dans sa diction, moins incohérente, moins hachée: toutefois, en cette partie son savoir est peu de chose au prix de ce qu'on vit depuis. La période n'était point connue, et ne pouvait 'être dans un temps où il n'y avait encore ni langage réglé, ni la moindre idée de grammaire. L'ignorance là-dessus était telle, que Protagoras, long-temps après, s'étant avisé de distinguer les noms en mâles et femelles, ainsi qu'il les appelait, cette subtilité nouvelle fut admirée ; quelques-uns s'en moquèrent, comme il arrive toujours; on en fit des risées dans les farces du temps. De ce manque absolu de grammaire et des rè gles, viennent tant de phrases dans Hérodote, qui n'ont ni conclusion, ni fin, ni construction raisonnable, et ne laissent pas pourtant de plaire par un air de bonhomie et de peu de malice, moins étudié que ne l'ont cru les anciens critiques. On voit que dans sa composition il cherche, comme par instinct, le nombre et l'harmonie, et semble quelquefois deviner la période; mais avec tout cela, il n'a su ce que c'était que le style soutenu, et cet agencement des phrases et des mots qui fait du discours un tissu, secret découvert

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