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tant ennemi qu'on le pourrait croire d'après ce qu'en dit Photius. Il a parfois d'étranges manières de s'exprimer, qui, dans le fait, sont à lui, et dont on aurait peine à trouver des exemples. Mais son plus grand tort, ce me semble, c'est d'aimer trop le vieux langage et les expressions surannées. En effet, il n'est point plus aise que lorsqu'il trouve à placer quelque vieille phrase d'Hérodote appropriée à son sujet. Il ose même faire usage de ces singulières façons de dire, que Platon aura employées une fois peut-être en passant. Il ne s'abstient pas davantage des tournures et des locutions réservées à la poésie, et emprunte aussi bien d'Homère que de Thucydide, se souciant assez peu du précepte des maitres, qui recommandent d'user avec sobriété de ces phrases antiques et poétiques. Il est vrai qu'on ne peut lui reprocher de ne pas s'en servir habilement, soit afin de donner à son style de la grace dans les petits détails et les discours familiers, soit pour le relever à propos; car c'est chose reconnue de tous les anciens rhéteurs, que les archaïsmes, pourvu qu'on n'en abuse point, ennoblissent le langage; mais la mesure en cela est difficile à garder. Salluste ne sut pas l'observer; il se fit une étude de parler à l'antique, et encourut le blâme de ses contemporains, ayant pillé le vieux Caton sans discrétion, disait Auguste. La Fontaine lui-même, chez nous, tout divin qu'il est, et le premier de nos écrivains pour la connaissance de la langue, souvent ne distingue pas assez le français du gaulois. Virgile seul, plein d'archaïsmes, se pare et s'embellit des dépouilles d'Ennius, et chez lui le vieux style a des graces nouvelles.

Mais que dire d'Apulée qui, sous les Césars, veut parler la langue de Numa? Je doute fort que de son ! temps on le pût lire sans commentaire. Il a senti l'agrément que donnait à l'auteur grec ce vernis d'antiquité répandu sur sa diction, et il pense l'imiter. Firenzuola, en traduisant le latin d'Apulée, a su éviter cet excès. Sans reproduire les phrases obscures, les termes ou bliés de Fra Jacopone ou du Cavalcanti, il emprunte du vieux toscan une foule d'expressions naïves et charmantes; et sa version où l'on peut dire que sont amassées toutes les fleurs de cet admirable langage, est, au sentiment de bien des gens, ce qu'il y a de plus achevé en prose italienne.

On ne trouvera point ces beautés dans ma traduction. Aussi n'était-ce pas mon but, quand même il m'eût été possible de dire mieux que mon auteur, mais de dire les mêmes choses et d'un ton approchant du sien, de représenter enfin, si j'ose ainsi parler, l'âne de Lucius avec son pas et son allure. Qui ne verrait dans cet ouvrage qu'une narration enjouée, une lecture propre à distraire aux heures de loisir, en jugerait comme ont pu faire les contemporains. Mais pour nous l'éloignement des temps y ajoute un autre intérêt. Comme monument des mœurs antiques, nous avons vraiment peu de livres aussi curieux que celui-ci. On y trouve des notions sur la vie privée des anciens, que chercheraient vainement ailleurs ceux qui se plaisent à cette étude. Voilà par où de tels écrits se recommandent aux savans. Ce sont des tableaux de pure imagination, où néanmoins chaque trait est d'après nature, des fables vraies dans les détails, qui non seulement divertissent

par la grace de l'invention et la naïveté du langage, mais instruisent en même temps par les remarques qu'on y fait et les réflexions qui en naissent. C'est là qu'on connaît en effet comment vivaient les hommes il y a quinze siècles, et ce que le temps a pu changer à leur condition. Là se voit une vive image du monde tel qu'il était alors; l'audace des brigands, la fourberie des prètres, l'insolence des soldats sous un gouvernement violent et despotique, la cruauté des maîtres, la misère des esclaves toujours menacés du supplice pour les moindres fautes; tout est vrai dans des fictions si fri voles en apparence, et ces récits de faits, non-seulement faux, mais impossibles, nous représentent les temps et les hommes mieux que nulle chronique, à mon sens. Thucydide fait l'histoire d'Athènes; Ménandre celle des Athéniens, aussi intéressante, moins suspecte que l'au tre. Il y a plus de vérités dans Rabelais que dans Mé

zerai.

mmmm

LA LUCIADE,

OU

L'ANE.

UN jour j'allais en Thessalie pour certaines affaires de famille. Un cheval me portait, moi et mon bagage; un valet me suivait. Or, chemin faisant, je me trouvai avec quelques-uns de la ville d'Hypate, qui s'en retournaient au pays; et marchant de compagnie, causant, mettant vivres en commun, nous nous entr'aidions à tromper l'ennui du voyage; et comme nous fùmes près de la ville, je m'enquis d'eux s'ils connaissaient point Hipparque, un habitant de là, pour qui j'avais des lettres de recommandation, comptant même loger chez lui; ils me dirent qu'oui, qu'ils le connaissaient, que c'était un des riches du lieu, bien qu'il n'eût qu'une servante seule pour tout domestique, et sa femme; car il est avare, me dirent-ils, et vit chichement. A l'entrée de la ville un jardin clos de murs, une maison petite, mais jolie, c'était la demeure d'Hipparque, où me lais

sèrent mes compagnons. Nous nous embrassames. Eux partis, je frappe à la porte. Une femme à grand peine me répondit du dedans, puis me vint ouvrir; et sur ma demande, si le maître était au logis; oui, fit-elle; mais qui es-tu? que lui veux-tu? Je lui veux, dis-je, rendre une lettre du sophiste Decrianus de Patras. Attends, me dit-elle; et, fermant la porte, elle nous laisse dehors et s'en va. Elle revint enfin. Introduit près d'Hipparque, je lui présente ma lettre en le saluant. Ils allaient souper à l'heure même, lui et sa femme, couchés sur un petit lit, seuls; devant eux une table, non encore servie. Ayant lu la lettre : Oh! le brave homme, s'écria-t-il, que Decrianus! Oui, certes, il fait bien de m'adresser ses amis. Tu vois, Lucius, ajouta-t-il, ce que c'est que mon logis, une maisonnette peu digne de te recevoir, mais que j'estime un palais, si tu t'en veux contenter. Cela dit, il appelle la servante : Va, Palestre, donne à notre hôte une chambre et ce qu'il lui faut, et puis tu l'enverras au bain; car ce n'est pas peu de fatigue qu'un pareil voyage.

La fille aussitôt nous conduit dans une petite chambre fort propre. Toi, me dit-elle, voici ton lit; et, en ce coin, j'arrangerai un matelas pour ton valet, avec un coussin. Lui ayant donné de quoi acheter de l'orge à mon cheval, nous sortimes et allâmes au bain, pendant qu'elle serrait

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