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maréchaux, généraux, grands seigneurs de l'empire, dévoués depuis 1815 à la maison de Bourbon. On aurait vu, disait-il, les mêmes personnages professer dans ces lettres, et avec un égal enthousiasme, suivant l'ordre des dates révolutionnaires, les principes républicains les plus outrés et les doctrines les plus absolues de la servilité ; tenir à honneur d'être regardés comme ennemis des rois, et ramper orgueilleusement dans leurs palais; commencer leur fortune en sans-culotte et la finir en habit de cour. Mais ce monument des contradictions politiques du temps et de la versatilité humaine dans tous les temps, ne s'est point trouvé dans les papiers de Courier, et la perte assurément n'est pas grande. Le ridicule et l'odieux méritent peu de vivre par eux-mêmes. C'est le coup de pied que leur donne en passant le génie qui les immortalise. Les précieuses, les marquis, les faux dévots du temps de Louis XIV seraient oubliés sans Molière. Peutêtre on s'occuperait peu de nos révolutionnaires scapins dans cinquante ans ; les ravissantes lettres de Courier les feront vivre plus que leurs lâchetés.

Mais voici qui va bien surprendre de la part de l'homme qu'on a vu jusqu'ici tant détaché des idées de gloire et d'ambition! Courier sollicitant la protection d'un grand seigneur de l'empire et briguant l'occasion de se distinguer sous les yeux de l'empereur! C'est pourtant ce qui arriva à l'auteur des lettres écrites d'Italie. Il eut son grain d'ambition, son quart-d'heure de folie, comme un autre ; la tête aussi lui tourna. Mais cela ne dura guère, il en revint bientôt avec mécompte et corrigé pour toute sa vie. Voici l'histoire. Vers la fin de l'année 1808, Courier ayant sollicité, sans pouvoir l'obtenir, un congé qui lui

permit d'aller prendre un peu de soin de ses affaires domestiques, avait donné sa démission. Il arrive à Paris, se donnant aux érudits ses anciens amis comme séparé pour jamais de son vil métier, comme ayant de la gloire par-dessus les épaules. Mais voilà qu'une nouvelle guerre se déclare du côté de l'Allemagne. Les immenses préparatifs de la campagne de 1809 mettent la France entière en mouvement. Paris est encore une fois agité, transporté dans l'attente de quelqu'une de ces merveilles d'activité et d'audace auxquelles l'empereur a habitué les esprits, et dont les récits plaisent à cette population mobile, comme ceux des victoires d'Alexandre au peuple d'Athènes. C'était alors le flot le plus impétueux de notre débordement militaire, et Bonaparte, comme porté et poussé par cet ouragan, brisait et abimait sous lui de trop impuissantes digues. En ce moment il revenait d'Espagne, où il lui avait suffi de paraître un instant pour ramener à nous toutes les chances d'une guerre d'abord peu favorable. D'autres armées l'avaient précédé vers le Danube, et il y courait en toute hâte, parce que déjà ses instructions étaient mal comprises, ses ordres mal exécutés. Quel homme alors, en le contemplant au passage, n'eût été atteint de la séduction commune? Courier ne résista point au désir de voir s'achever cette guerre qui commençait comme une Iliade. Ce n'était point un esprit sec, étroit, absolu. Il avait la prompte et hasardeuse imagination d'un artiste. Faire une campagne sous Bonaparte, lui qui n'avait jamais vu que des généraux médiocres; rencontrer peut-être l'homme qu'il lui fallait, l'occasion qu'il n'avait jamais eue; montrer que s'il faisait fi de la gloire, ce n'était pas qu'il ne fût

point fait pour elle toutes ces idées l'entraînèrent.

Le voilà donc faisant son paquet et partant furtivement dans la crainte du blâme de ses amis. La difficulté était d'être rétabli sur les contrôles de l'armée après une démission, chose que l'empereur ne pardonnait pas. Il se glisse comme ami dans l'état-major d'un général d'artillerie, et, sans fonctions, sans qualités bien décidées, il arrive à la grande-armée. Mais Courier ne savait pas ce que c'était que la guerre comme Bonaparte la faisait. Quoiqu'il eût assisté à plusieurs affaires chaudes, il n'avait jamais vu les hommes noyés par milliers, les généraux tués par cinquantaines, les régimens entiers disparaissant sous la mitraille, les tas de morts et de blessés servant de rempart ou de pont aux combattans, l'artillerie, la cavalerie, roulant, galopant sur un lit de débris humains, et quatre cents pièces de canon faisant pendant deux jours et deux nuits l'accompagnement non interrompu de pareilles scènes. Or, il y eut de tout cela pendant les quarantehuit heures que Courier passa dans la célèbre et trop désastreuse île de Lobau. Notre canonnier ne vit rien, ne comprit rien, ne sut que faire dans l'immense destruc tion qui l'entourait. La faim, la fatigue, l'horreur, eurent bientôt triomphé de l'illusion qui l'avait amené. Il tomba d'épuisement au pied d'un arbre, et ne se réveilla qu'à Vienne où on l'avait fait transporter. Aussi prompt à revenir qu'à se prendre, il quitta la ville autrichienne comme il avait quitté Paris, et, sans permission, sans ordre, se regardant comme libre de partir parce que les dernières formalités de sa réintégration n'avaient pas été entièrement remplies, il alla se remettre en Italie des épouvantables impressions qu'il avait été chercher à la

grande-armée. Depuis lors son opinion sur les héros, sur la guerre, sur le génie des grands capitaines, a été ce qu'on la voit dans la Conversation chez la duchesse d'Albani. Courier n'a plus voulu croire qu'une pensée, une intention quelconque aient jamais présidé à un désordre tel que celui dont il avait été témoin. Il a été jusqu'à nier absolument qu'il y eût un art de la guerre. A la vérité on pouvait tomber mieux qu'à Essling et Wagram pour saisir et voir en quelque sorte opérer le génie militaire de Bonaparte. Ce n'est pas à ces deux sanglantes journées, mais aux quinze jours de marches et d'opérations qui les amenèrent que la campagne de 1809 doit sa juste immortalité. Courier l'eût compris mieux que personne si ses émotions de Wagram ne l'eussent brouillé sans retour avec la guerre.

La vie de Courier n'est désormais plus que littéraire. A peine arrivé en Italie, il se rendit à Florence pour y chercher dans la bibliothèque Laurentine un manuscrit de Longus, dans lequel existait un passage inédit qui remplissait la lacune remarquée dans toutes les éditions de ce roman. Mais, dans le transport avec lequel il se livrait au bonheur de sa découverte, une certaine quantité d'encre se répandit sur le précieux passage. C'est là l'histoire de ce fameux pâté qui sembla en barbouillant trois mots grecs avoir détruit le palladium de Florence. Les bibliothécaires dénoncèrent Courier au monde savant, comme ayant anéanti ce grec dans l'original pour trafiquer de la copie, ou pour empêcher qu'on pût vérifier la découverte qu'il s'attribuait. L'affaire eût fait peu de bruit si Courier n'eût voulu répondre aux attaques des bouquinistes qui le poursuivaient; mais il fit sous le titre de

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Lettre à M. Renouard, libraire de Paris, qui s'était trouvé présent à la découverte du Longus, quelques pages remplies de ce fiel satirique, de cette verve de raillerie méprisante et cruelle, dont il n'y avait plus de modèles depuis les réponses de Voltaire à Fréron et à Desfontaines; et c'était le style des Provinciales. La lettre à Monsieur Renouard ne pouvait manquer d'attirer l'attention. Le gouvernement lui-même s'en inquiéta. Courier avait voulu intéresser à sa querelle l'opinion Française, toute faible qu'elle était alors. Il insinuait que les pédans florentins ne s'attaquaient à lui si vivement que parce qu'il était français, et qu'on était bien aise en Italie de s'en prendre à un pauvre savant de la haine qu'inspirait la vice-royauté. La chose étant montée si haut, on sut que l'homme de la tache d'encre était précisément un chef d'escadron qu'on réclamait à l'armée depuis Wagram. Voilà Courier dans un grand embarras pour s'être si bien vengé des bibliothécaires florentins. Le ministre de l'intérieur voulait le poursuivre comme voleur de grec, et dans le même temps celui de la guerre prétendait le faire juger comme déserteur. Il s'en tira toutefois, mais à la condition de ne plus employer contre personne cette plume qui venait de révéler sa terrible puissance: il se le tint pour dit. Courier ne fit donc plus qu'étudier et voyager jusqu'à la paix. Il voyageait en 1812, à l'époque de la conspiration de Mallet. Il était sans passeport; on l'arrêta comme suspect, puis on le relâcha en reconnaissant qu'il ne se mêlait point de politique. Ce fut là son dernier démêlé avec le régime militaire impérial.

La restauration des Bourbons, le retour et la seconde chute de Bonaparte, se succédèrent trop rapidement pour

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