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plus on voit, et moins on écrit ; plus les impressions sont vives, accumulées, pressantes, moins on est tenté de les vouloir rendre. Et puis il s'en fallut de beaucoup que cette Italie que Courier avait toujours désirée, lui vînt fournir les riantes peintures auxquelles son imagination s'était sans doute préparée. A peine eut-il passé les Alpes, que l'état d'oppression, d'avilissement et de misère dans lequel était le pays, affligèrent son ame d'artiste. Il traversa la belle et triste Péninsule, et de Milan jusqu'à Tarente il eut le même spectacle. Il vit le trop sévère régime imposé par Bonaparte à sa conquête, menaçant déjà de tomber en ruines et rendu insupportable par l'avidité, l'ignorante et brutale morgue des hommes qu'il avait fallu employer à ces gouvernemens improvisés. Il vit l'élite de la société italienne rampant bassement sous les agens français, faisant sa cour à nos soldats parvenus, bien que les appréciant ce qu'ils valaient, et toute cette race abâtardie s'épuisant en démonstrations républicaines, méprisée de ses maîtres, se laissant dépouiller, mettre à nu par des commis, des valets d'armée, des fournisseurs qui, prévoyant nos prochains revers, se faisaient auprès des généraux un mérite d'emporter tout ce qui ne pouvait se détruire. On ne saurait nier que ce ne fût là l'état de l'Italie après le premier départ de Bonaparte, et que les plus honteux désordres, le plus effréné pillage n'y déshonorassent avec impunité la domination française. La guerre qui s'était déclarée entre les commissaires du gouvernement et les commandans militaires, avait rendu toute discipline, toute administration régulière impossible, et il n'y avait si bas agent qui ne se crût autorisé à imiter Bonaparte

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faisant payer en chefs-d'œuvre la rançon des villes d'Italie. Courier ne sera point compté parmi les détracteurs de notre révolution, pour avoir écrit sous l'impression d'un pareil spectacle ces éloquentes protestations auxquelles il n'a manqué, pour émouvoir toute l'Europe éclairée et la soulever contre les déprédateurs de l'Italie, que d'ètre rendues publiques à l'époque où elles furent écrites.

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Dites, écrivait-il à son ami Chlewaski, dites à ceuxqui veulent voir Rome, qu'ils se hâtent, car chaque jour « le fer du soldat et la serre des agens français flétrissent a ses beautés naturelles et la dépouillent de sa parure. « Permis à vous, Monsieur, qui êtes accoutumé au lanagage naturel et noble de l'antiquité, de trouver ces expressions trop fleuries, ou même trop fardées ;

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⚫ mais je n'en sais point d'assez tristes pour vous peindre « l'état de délabrement, de misère et d'opprobre où est tombée cette pauvre Rome que vous avez vue si pom"peuse, et de laquelle à présent on détruit jusqu'aux « ruines. On s'y rendait autrefois, comme vous savez, « de tous les pays du monde. Combien d'étrangers qui n'y étaient venus que pour un hiver, y ont passé toute « leur vie? Maintenant il n'y reste plus que ceux qui n'ont pu fuir, ou qui, le poignard à la main, cherchent « encore dans les haillons d'un peuple mourant de faim quelque pièce échappée à tant d'extorsions et de rapines....... Les monumens de Rome ne sont guère « mieux traités que le peuple................... Je pleure encore un joli Hermès enfant, que j'avais vu dans son entier, « vêtu et encapuchonné d'une peau de lion, et portant ⚫ sur son épaule une petite massue. C'était, comme vous « voyez, un Cupidon dérobant les armes d'Hercule ;

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« morceau d'un travail exquis, et grec, si je ne me

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trompe. Il n'en reste que la base, sur laquelle j'ai écrit « avec un crayon: Lugete, Veneres, Cupidinesque, et les « morceaux dispersés qui feraient mourir de douleur Mengs et Winckelmann, s'ils avaient eu le malheur « de vivre assez long-temps pour voir ce spectacle. Tout « ce qui était aux Chartreux, à la Villa Albani, chez les « Farnèse, les Honesti, au muséum Clémenti, au Capitole, est emporté, pillé, perdu ou vendu. Des soldats, qui sont entrés dans la bibliothèque du Vatican, ont « détruit, entre autres raretés, le fameux Térence du « Bembo, manuscrit des plus estimés, pour avoir queldorures dont il était orné. Vénus de la Villa Borghèse a été blessée à la main par quelque descendant « de Diomède, et l'Hermaphrodite, immane nefas ! a un pied brisé...... >>

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Qu'on juge de l'effet qu'eussent produit à Paris, en 1798, dans certains cercles où l'on se croyait la mission de rallumer parmi nous le flambeau demi-éteint de l'intelligence, beaucoup de passages de ce genre, expression si vive, si touchante et si gracieuse encore de ce qu'éprouvait dans un coin de l'Italie, confondu parmi les dévastateurs de cette infortunée patrie des arts, un jeune officier, amateur exquis de l'antiquité, savant inconnu, écrivain déjà parfait. Car ces premières lettres d'Italie ont toute la verve, toute l'originalité qu'on trouve dans les plus célèbres écrits de l'âge mûr de Courier. Elles sont avec cela d'un goût irréprochable: nulle affectation, nulle manière ne s'y fait sentir; chacune d'elles est un petit chef-d'œuvre d'élégance et de pureté de langage, de convenance de ton, d'éloquence même,

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toutes les fois que la matière le comporte, comme lorsqu'elles peignent l'avilissement du caractère italien, et sondent si énergiquement, dix ans avant que personne y pensât, la plaie de notre révolution, l'esprit d'envahissement et de destruction plus noblement appelé l'esprit militaire. Et cependant celui qui, dans sa droiture naturelle, jugeait si bien d'illustres pillages, sur lesquels la France n'a ouvert les yeux que lorsque, vaincue, on paya de représailles, l'homme qui, seul peut-être dans nos armées, écrivait et pensait ainsi, était exposé chaque jour de sa vie à périr obscurément sous le poignard italien, victime privée de la haine qu'inspiraient les Français. Il y songeait à peine, disant gaîment que pour voir l'Italie il fallait bien se faire conquérant, qu'on n'y pouvait avancer un pas sans une armée, et que, puisqu'à la faveur de son harnais, il avait à souhait un pays admirable, l'antique, la nature, les ruines de Rome, les tombeaux de la grande Grèce, c'était le moins qu'il ne sût pas toujours où il serait ni s'il serait le lendemain. On ne saurait conter après lui les périlleuses rencontres auxquelles ses excursions d'antiquaire, bien plus que son service d'officier d'artillerie, l'exposèrent tant de fois parmi les montagnards du midi de l'Italie. Portant un sabre et des pistolets comme on porte un chapeau et une chemise, il était toujours à la découverte en curieux, point en héros. Facile à prendre et à désarmer, il se tirait d'affaire par sa présence d'esprit, son grand usage de la langue italienne, ou par le sacrifice d'une partie de son bagage; et le lendemain il allait affronter les brigands sans plus de précaution, sans plus de crainte, surtout sans désirs de vengeance. Ces mal

heureux Calabrais lui paraissaient tout-à-fait dans leur droit quand ils nous assassinaient en embuscade, et il ne pouvait sans horreur les voir massacrer au nom du droit des gens par nos professeurs de tactique.

Ce débonnaire et nonchalant mépris du danger était chose plus rare aux armées que la bouillante valeur qui emportait des redoutes. C'était une bravoure à part. Courier la portait dans l'esprit, non dans le sang, et comme elle n'allait point sans quelque mélange d'insubordination, elle ne devait guère plus sûrement le mener au bâton de maréchal que le Pamphlet des pamphlets à l'Académie. Aussi n'avançait-il qu'en science, et n'étaitil récompensé que par la science des dangers qu'il était venu chercher. Il aimait à raconter qu'un jour les douze ou quinze volumes qu'il portait toujours avec lui, ayant été enlevés par les hussards de Wurmser, l'officier commandant le détachement les lui avait renvoyés avec une lettre fort aimable. Cette politesse extrêmement remarquable de la part d'un ennemi dans une guerre qui se faisait sans courtoisie, souvent même sans humanité, lui paraissait une exception très flatteuse et faite unique. ment pour lui, car nul autre n'eût été capable de la mériter par la perte d'un tel bagage. Moins heureux dans sa prédilection de savant pour le séjour de Rome, Courier faillit y être mis en pièces lorsque les Français furent obligés de l'abandonner. Il faisait partie de la division que Macdonald, en marchant vers la Trébia, avait laissée dans Rome. Cette division capitula, et dut être embarquée et transportée en France. Courier voulut dire un dernier adieu à la bibliothèque du Vatican ; il oublia l'heure marquée pour le départ de la division, et

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