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Tous perdirent leur temps; le faisceau résista:
De ces dards joints ensemble un seul ne s'éclata.
Faibles gens, dit le père, il faut que je vous montre
Ce que ma force peut en semblable rencontre.
On crut qu'il se moquait; on sourit, mais à tort;
Il sépare les dards, et les rompt sans effort.
Vous voyez, reprit-il, l'effet de la concorde :
Soyez joints, mes enfants; que l'amour vous accorde.
Tant que dura son mal, il n'eut autre discours.
Enfin, se sentant près de terminer ses jours,
Mes chers enfants, dit-il, je vais où sont nos pères;
Adieu promettez-moi de vivre comme frères;
Que j'obtienne de vous cette grâce en mourant.
Chacun de ses trois fils l'en assure en pleurant.
Il prend à tous les mains; il meurt. Et les trois frères
Trouvent un bien fort grand, mais fort mêlé d'affaires.
Un créancier saisit, un voisin fait procès:
D'abord notre trio s'en tire avec succès.
Leur amitié fut courte autant qu'elle était rare.
Le sang les avait joints; l'intérêt les sépare:
L'ambition, l'envie, avec les consultants,3
Dans la succession entrent en même temps.
On en vient au partage, on conteste, on chicane :
Le juge sur cent points tour à tour les condamne.
Créanciers et voisins reviennent aussitôt,

Ceux-là sur une erreur, ceux-ci sur un défaut.
Les frères désunis sont tous d'avis contraire :
L'un veut s'accommoder, l'autre n'en veut rien faire.
Tous perdirent leur bien, et voulurent trop tard
Profiter de ces dards unis et pris à part.

(1) N'eut d'autre. - (2) Embrouillé. (3) Avocats.

FABLE XIX.

L'ORACLE ET L'IMPIE.

VOULOIR tromper le ciel, c'est folie à la terre.
Le dédale des cœurs en ses détours n'enserre 2
Rien qui ne soit d'abord éclairé par les dieux;
Tout ce que l'homme fait, il le fait à leurs yeux,
Même les actions que dans l'ombre il croit faire.
Un païen, qui sentait quelque peu le fagot,3
Et qui croyait en Dieu, pour user de ce mot,
Par bénéfice d'inventaire,4
Alla consulter Apollon.5

Dès qu'il fut en son sanctuaire :
Ce que je tiens, dit-il, est-il en vie, ou non ?
Il tenait un moineau, dit-on,

Prêt d'6 étouffer la pauvre bête,
Ou de la lâcher aussitôt,

Pour mettre Apollon en défaut.
Apollon reconnut ce qu'il avait en tête :
Mort ou vif, lui dit-il, montre-nous ton moineau,
Et ne me tends plus de panneau :7

Tu te trouverais mal d'un pareil stratagème.
Je vois de loin; j'atteins de même.8

FABLE XX.

L'AVARE QUI A PERDU SOn trésor.

L'USAGE seulement fait la possession.
Je demande à ces gens de qui la passion

(1) Labyrinthe. Dédale en fut l'inventeur. - (2) Pour n'enferme. (3) Qui s'exposait à être brûlé comme athée. (4) A condition que cela ne le gènerait en rien et ne lui coûterait aucun sacrifice. (5) Dieu de la poésie. (6) Pour prêt à.(7) Piége. (8) Également.

Est d'entasser toujours, mettre somme sur somme,
Quel avantage ils ont que n'ait pas un autre homme.
Diogène 1 là-bas est aussi riche qu'eux;

Et l'avare ici-haut comme lui vit en gueux.
L'homme au trésor caché, qu'Ésope nous propose,
Servira d'exemple à la chose.

Ce malheureux attendait

Pour jouir de son bien une seconde vie;
Ne possédait pas l'or, mais l'or le possédait.2
Il avait dans la terre une somme enfouie,
Son cœur avec,3 n'ayant autre déduit 4
Que d'y ruminer jour et nuit,

Et rendre sa chevance 5 à lui-même sacrée.
Qu'il allât ou qu'il vînt, qu'il bût ou qu'il mangeât,
On l'eût pris de bien court,6 à moins qu'il ne songeât
A l'endroit où gisait cette somme enterrée.
Il y fit tant de tours qu'un fossoyeur le vit,
Se douta7 du dépôt, l'enleva sans rien dire.
Notre avare un beau jour ne trouva que le nid.
Voilà mon homme aux pleurs: il gémit, il soupire,
Il se tourmente, il se déchire.

Un passant lui demande à quel sujet ses cris.
C'est mon trésor que l'on m'a pris.

-

Votre trésor! où pris? Tout joignant cette pierre. Eh! sommes-nous en temps de guerre

Pour l'apporter si loin? N'eussiez-vous pas mieux fait De le laisser chez vous en votre cabinet,

Que de le changer de demeure ?

Vous auriez pu sans peine y puiser à toute heure.
A toute heure, bons dieux! ne tient-il qu'à cela ?8
L'argent vient-il comme il s'en va?

--

Je n'y touchais jamais. – Dites-moi donc, de grâce, Reprit l'autre, pourquoi vous vous affligez tant:

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(1) Philosophe cynique. — (2) Le maîtrisait. Ellipse.(4) Plaisir, passe-temps. (6) Surprendre quelqu'un. (8) N'y-a-t-il point d'autre considération?'

(3) Avec elle.

(5) Ses richesses. (7) Soupçonna, conjectura.

Puisque vous ne touchiez jamais à cet argent,
Mettez une pierre à la place,
Elle vous vaudra tout autant.

FABLE XXI.

L'EIL DU MAÎTRE.

UN cerf s'étant sauvé dans une étable à bœufs,
Fut d'abord averti par eux

Qu'il cherchât un meilleur asile.

Mes frères, leur dit-il, ne me décelez pas :
Je vous enseignerai les pâtis 1 les plus gras;
Ce service vous peut quelque jour être utile,
Et vous n'en aurez point 2 regret.

Les bœufs, à toute fin, promirent le secret.
Il se cache en un coin, respire, et prend courage.
Sur le soir on apporte herbe fraîche et fourrage,
Comme l'on faisait tous les jours:

L'on va, l'on vient, les valets font cent tours,
L'intendant même; et pas un d'aventure 3
N'aperçut ni cor,4 ni ramure,5

Ni cerf enfin. L'habitant des forêts
Rend déjà grâce aux bœufs, attend dans cette étable
Que, chacun retournant au travail de Cérès,6

Il trouve pour sortir un moment favorable.

L'un des bœufs ruminant lui dit . Cela va bien;
Mais quoi! l'homme aux cent yeux n'a pas fait sa revue :
Je crains fort pour toi sa venue;
Jusque-là, pauvre cerf, ne te vante de rien.
Là-dessus le maître entre et vient faire sa ronde.
Qu'est ceci? dit-il à son monde ;

Je trouve bien peu d'herbe en tous ces rateliers.
Cette litière est vieille; allez vite aux greniers.

(1) Les pâturages. - (2) Pour point de. (3) Par aventure. (4-5) Pour dire les cornes. (6) Déesse de l'agriculture.

Je veux voir désormais vos bêtes mieux soignées.
Que coûte-t-il d'ôter toutes ces araignées?
Ne saurait-on ranger ces jougs et ces colliers ?
En regardant à tout, il voit une autre tête
Que celles qu'il voyait d'ordinaire en ce lieu.
Le cerf est reconnu : chacun prend un épieu;
Chacun donne un coup à la bête.

Ses larmes ne sauraient la sauver du trépas.
On l'emporte, on la sale, on en fait maint repas
Dont maint voisin s'éjouit 1 d'être.

Phèdre sur ce sujet dit fort élégamment:
Il n'est, pour voir, que l'œil du maître.
Quant à moi, j'y mettrais encor l'œil de l'amant.

FABLE XXII.

L'ALOUETTE ET SES PETITS, AVEC LE MAÎTRE d'un

CHAMP.

NE t'attends qu'à toi seul; c'est un commun proverbe. Voici comme Ésope le mit

En crédit.

Les alouettes font leur nid

Dans les blés quand ils sont en herbe,
C'est-à-dire environ le temps

Que tout aime et que tout pullule 2 dans le monde,
Monstres marins au fond de l'onde,

Tigres dans les forêts, alouettes aux champs.
Une pourtant de ces dernières,

Avait laissé passer la moitié d'un printemps
Sans goûter le plaisir des amours printanières.
A toute force enfin elle se résolut

D'imiter la nature, et d'être mère encore.
Elle bâtit un nid, pond, couve, et fait éclore

(1) Pour se réjouit. — (2) Multiplier en abondance.

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