Page images
PDF
EPUB

<< dre? Hélas! que te sert maintenant de chanter « au chaud du midi? Ta voix ne peut plus m'en<< dormir sous les voûtes de ces antres; Daphnis «< m'a ravi le sommeil. » Ainsi disait et soupirait la dolente jouvencelle, cherchant en soi-même que c'était d'amour, dont elle sentait les feux, et si n'en pouvait trouver le nom.

Mais Dorcon, ce bouvier qui avait retiré de la fosse Daphnis et le bouc, jeune gars à qui le premier poil commençait à poindre, étant jà dès cette rencontre féru de l'amour de Chloé, se passionnait de jour en jour plus vivement pour elle, et tenant peu de compte de Daphnis qui lui semblait un enfant, fit dessein de tout tenter, ou par présens, ou par ruse, ou à l'aventure par force, pour avoir contentement, instruit qu'il était, lui, du nom et aussi des œuvres d'amour. Ses présens furent d'abord, à Daphnis une belle flûte ayant ses cannes unies avec du laiton au lieu de cire, à la fillette une peau de faon toute marquetée de taches blanches, pour s'en couvrir les épaules. Puis croyant par de tels dons s'être fait ami de l'un et de l'autre, bientôt il négligea Daphnis; mais à Chloé chaque jour il apportait quelque chose. C'étaient tantôt fromages gras, tantôt fruits en maturité, tantôt chapelets de fleurs nouvelles, ou bien des oiseaux qu'il prenait au nid; même une fois il lui donna un gobelet doré sur les bords, et une autre fois un petit

veau qu'il lui porta de la montagne. Elle, simple et sans défiance, ignorant que tous ces dons fussent amorce amoureuse, les prenait bien volontiers, et en montrait grand plaisir; mais son plaisir était moins d'avoir que donner à Daphnis.

Et un jour Daphnis (car si fallait-il qu'il connût aussi la détresse d'amour) prit querelle avec Dorcon. Ils contestaient de leur beauté devant Chloé, qui les jugea, et un baiser de Chloé fut le prix destiné au vainqueur; là où Dorcon le premier parla: « Moi, dit-il, je suis plus grand (( que lui. Je garde les boeufs, lui les chèvres; or << autant les boeufs valent mieux que les chèvres, «< d'autant vaut mieux le bouvier que le chevrier. « Je suis blanc comme le lait, blond comme gerbe <«< à la moisson, frais comme la feuillée au prin<< temps. Aussi est-ce ma mère, et non pas quel« que bête, qui m'a nourri enfant. Il est petit

«

lui, chétif, n'ayant de barbe non plus qu'une

femme, le corps noir comme peau de loup. Il <<< vit avec les boucs, ce n'est pas pour sentir bon. « Et puis, chevrier,. pauvre hère, il n'a pas vail<< lant tant seulement de quoi nourrir un chien. << On dit qu'il a tété une chèvre; je le crois, ma

[ocr errors]

fy, et n'est pas merveille si, nourrison de bi<«< que, il a l'air d'un biquet. »

Ainsi dit Dorcon; et Daphnis : « Oui, une «< chèvre m'a nourri de même que Jupiter, et je

[ocr errors][merged small]

<< ne seront jamais les vaches de celui-ci. Je mène paitre les boucs, et si n'ai rien de leur senteur, « non plus que Pan, qui toutefois a plus de bouc « en soi que d'autre nature. Pour vivre, je me « contente de lait, de fromage, de pain bis, et de « vin clairet, qui sont mets et boissons de pâtres «< comme nous, et les partageant avec toi, Chloé, « il ne me soucie de ce que mangent les riches. Je « n'ai point de barbe, ni Bacchus non plus; je suis « brun, l'hyacinthe est noire, et si vaut mieux « pourtant Bacchus que les Satyres, et préfère-t-on

l'hyacinthe au lys. Celui-là est roux comme un « renard, blanc comme une fille de la ville, et le « voilà tantôt barbu comme un bouc. Si c'est moi « que tu baises, Chloé, tu baiseras ma bouche; si «< c'est lui, tu baiseras ces poils qui lui viennent « aux lèvres. Qu'il te souvienne, pastourelle, qu'à « toi aussi une brebis t'a donné son lait, et cepen<< dant tu es belle. » A ce mot Chloé ne put le laisser achever; mais, en partie pour le plaisir qu'elle eut de s'entendre louer, et aussi que de long-temps elle avait envie de le baiser, sautant en pieds, d'une gentille et toute naïve façon, elle lui donna le prix. Ce fut bien un baiser innocent et sans art; toutefois c'était assez pour enflammer un cœur dans ses jeunes années.

Dorcon se voyant vaincu, s'enfuit dans le bois pour cacher sa honte et son déplaisir, et depuis cherchait autre voie à pouvoir jouir de ses

amours. Pour Daphnis, il était comme s'il eût reçu, non pas un baiser de Chloé, mais une piqûre envenimée. Il devint triste en un moment, il soupirait, il frissonnait, le cœur lui battait, il pâlissait quand il regardait la Chloé, puis tout à coup une rougeur lui couvrait le visage. Pour la première fois alors il admira le blond de ses cheveux, la douceur de ses yeux et la fraîcheur d'un teint plus blanc que la jonchée du lait de ses brebis. On eût dit que de cette heure il commençait à voir, et qu'il avait été aveugle jusque-là. Il ne prenait plus de nourriture que comme pour en goûter, de boisson seulement que pour mouiller ses lèvres. Il était pensif, muet, lui auparavant plus babillard que les cigales; il restait assis, immobile, lui qui avait accoutumé de sauter plus que ses chevreaux. Son troupeau était oublié; sa flûte par terre abandonnée; il baissait la tête comme une fleur qui se penche sur sa tige; il se consumait, il séchait comme les herbes au temps chaud, n'ayant plus de joie, plus de babil, fors qu'il parlât à elle ou d'elle. S'il se trouvait seul aucune fois, il allait devisant en lui-même : « Dea, << que me fait donc le baiser de Chloé? Ses lèvres << sont plus tendres que roses, sa bouche plus << douce qu'une gauffre à miel, et son baiser est

[ocr errors]

«

plus amer que la piqûre d'une abeille. J'ai bien «< baisé souvent mes chevreaux; j'ai baisé de ses << agneaux à elle, qui ne faisaient encore que

[graphic]

LES PASTORALES DE LONGUS.

<«< d'être; et aussi ce petit veau que lui a don « Dorcon; mais ce baiser ici est tout aut «< chose. Le pouls m'en bat; le coeur m'en tre <«< saut; mon âme en languit, et pourtant je d « sire la baiser derechef. O mauvaise victoire! << étrange mal dont je ne saurais dire le non « Chloé avait-elle goûté de quelque poison ava «que de me baiser? Mais comment n'en est-el point morte? Oh! comme les arondelles cha << tent, et ma flûte ne dit mot! Comme les ch << vreaux sautent, et je suis assis! Comme tout «< fleurs sont en vigueur, et je n'en fais point o bouquets ni de chapelets! La violette et le mu «guet florissent, Daphnis se fane. Dorcon à la f paraîtra plus beau que moi. » Voilà comment passionnait le pauvre Daphnis, et les paroles qu disait, comme celui qui lors premier expérimer tait les étincelles d'amour.

Mais Dorcon, ce gars, ce bouvier amoureu aussi de Chloé, prenant le moment que Dry plantait un arbre pour soutenir quelque vigne comme il le connaissait déjà, d'alors que l Dryas gardait les bêtes aux champs, le vie trouver avec de beaux fromages gras, et d' bord il lui donna ses fromages; puis commença à entrer en propos par leur ancienne connai sance, fit tant qu'il tomba sur les termes du m riage de Chloé, disant qu'il la veut prendre femme, lui promet pour lui de beaux présen

« PreviousContinue »