Page images
PDF
EPUB

la ménager. Mais elle, tant plus je reculais, tant plus me serrait et s'enferrait de tout ce que je lui dérobais. A la fin donc pour lui complaire (aussi que je pensais valoir bien, tout âne que j'étais, l'amant de Pasiphaé), la voulant servir à gré, je fus ébahi que je me trouvai petitement outillé pour la demoiselle, et connus que j'avais eu tort d'y faire tant de façons. J'eus assez affaire toute la nuit à la contenter, tant elle était amoureuse et infatigable au déduit. Sitôt qu'il fit jour, elle se leva et partit, étant convenue du même prix pour les autres nuits.

Mon gouverneur par tel moyen s'enrichissait; et un jour, ainsi que j'étais enfermé avec cette femme, voulant faire sa cour au maître, il lui va dire qu'il avait quelque chose à lui montrer, un tour de plaisant exercice qu'il m'avait appris, disait-il; lui conte ce que c'était et l'amène sans bruit à la porte, d'où, par une fente, il nous vit moi et ma belle couchés ensemble. Cela lui parut singulier. Si pensa d'en tirer parti pour les jeux qu'il devait donner, croyant faire chose agréable à tous ses concitoyens, s'il les régalait de ce spectacle. Dans ce dessein, il recommande le secret à ses gens, leur fait expresses défenses d'en parler à qui que ce fût; afin que nous puissions, dit-il, au jour de la fête, le produire sur le théâtre avec quelque femme condamnée, et qu'il la caresse aux yeux de toute l'assemblée qui

en verra l'ébattement. Peu après, on m'amène une femme condamnée aux bêtes, à laquelle on dit de me parler et de me toucher, pour d'abord nous accoutumer l'un à l'autre; et finalement venu le jour des magnificences de mon maître, ils délibérèrent et conclurent de me faire paraître au théâtre en cette façon.

Il y avait un fort grand lit d'écaille de tortue de l'Inde, tout incrusté d'or, sur lequel on me fit monter et me coucher la femme avec moi; et puis on nous plaça, âne, femme, lit et tout, sur une machine qui à force d'engins et de poulies, en moins de rien nous transporta au beau milieu de l'assemblée. Ce ne fut qu'un cri, quand je parus, de tous les endroits du théâtre, et des applaudissemens sans fin. Un couvert somptueux était dressé près de nous, où bientôt nous fùmes servis de tout ce dont gens délicats ont accoutumé de dîner valets de tous côtés, écuyers pour trancher, beaux, jeunes échansons pour nous verser à boire dans des coupes de fin or. D'abord mon gouverneur, qui était là présent, me commanda de manger. Mais moi, je n'en voulus rien faire, de honte que j'avais de tant de monde et d'être à table en plein théâtre; aussi que j'appréhendais fort qu'il ne saillît de quelque part un ours, un tigre ou autre bête. Comme j'étais en cette peine, quelqu'un passe portant des couronnes et guirlandes de toutes sortes de fleurs,

et des roses fraiches parmi, ce que je ne vis pas plus tôt, que je me jette au bas du lit. On crut que j'allais danser; mais m'approchant de ces fleurs, je commence à choisir entre toutes, et trier une à une les roses les plus belles, et en broutais les feuilles à mesure, lorsqu'aux yeux des assistans qui me regardaient étonnés, ma forme extérieure d'animal se va perdant peu à peu, et enfin disparaît du tout; si bien qu'il n'y avait plus d'âne, mais à sa place Lucius nu comme quand il vint au monde.

Dire le bruit qui se fit lors, et combien ce changement surprit toute l'assemblée, ne serait pas chose facile. On s'émeut, chacun parle ainsi qu'il l'entendait. Les uns me voulaient brûler vif tout sur-le-champ comme sorcier, monstre de qui l'apparition pronostiquait quelque malheur, d'autres étaient d'avis de m'interroger d'abord, pour voir ce que je pourrais dire, et décider après cela ce qu'il faudrait faire de moi. Cependant je m'avance vers le préfet de la province, qui d'aventure était venu voir l'ébattement des jeux, et lui conte d'en bas au mieux qu'il me fut possible, comme une femme de Thessalie, en me frottant de quelque drogue, m'avait fait âne devenir, le suppliant de me vouloir garder en prison, tant que par enquête il eût pu savoir la vérité du fait; et le préfet : Dis-nous un peu ton nom, tes parens, ton pays; il n'est pas que tu

n'aies quelque part des amis qu'on puisse connaître? Je lui répondis, et lui dis: Mon nom à moi est Lucius, et celui de mon frère Caïus, et avons commun le surnom, tous deux auteurs connus par différens ouvrages. J'ai écrit des histoires; il a composé, lui, des vers élégiaques, étant avec cela bon devin; et sommes de Patras d'Achaïe. Ce qu'entendant le magistrat : Vraiment, dit-il, tu es né de gens qui, de tout temps, me furent amis et mes bons hôtes, qui plus est, m'ayant reçu et festoyé chez eux en toute courtoisie, et suis témoin que tu dis vrai, te connaissant bien pour leur fils. Cela dit, il se lève, m'embrasse et me mène en son logis, me faisant caresses infinies; et cependant arrive mon frère qui m'apportait hardes, argent et tout ce dont j'avais besoin. Le préfet, en pleine assemblée, me déclara franc et libre. J'allai avec mon frère au port, où nous louâmes un bâtiment, et fimes nos provisions pour retourner au pays.

Mais avant de partir, je voulus visiter cette dame qui m'avait tant aimé lorsque j'étais âne, dans la pensée qu'homme elle m'aimerait davantage encore. J'allai donc chez elle qui fut aise de me voir, prenant plaisir, comme je crois, à la bizarrerie de l'aventure. Elle me convie à souper avec elle et passer la nuit, à quoi volontiers je consentis, ne voulant pas faire le fier ni méconnaître mes amis du temps que j'étais pauvre bête.

Je soupe le soir, parfumé, couronné de cette chère fleur qui, après Dieu, m'avait fait homme, et ainsi faisions chère lie. Le repas fini, quand il fut heure de dormir, je me lève, me déshabille et me présente à elle triomphant, comme certain de lui plaire plus que jamais ainsi fait. Mais quand elle me vit tout homme de la tête aux pieds, et que je n'avais plus rien de l'âne : Vat'en, me dit-elle, va, crachant sur moi dépitée; sors de ma maison, misérable, que je ne t'en fasse chasser. Va coucher où tu voudras. Et moi tout étonné demandant ce que j'avais fait : Non, tu ne fus jamais, dit-elle, l'ânon que j'aimai d'amour, avec qui j'ai passé tant de si douces nuits; ou si c'est toi, que n'en as-tu gardé telles enseignes à quoi je te pusse connaître? C'était bien la peine de changer pour te réduire en ce point, et le beau profit pour moi d'avoir un pareil magot au lieu de ce tant plaisant et caressant animal. Cela dit, elle appelle ses gens qui m'emportent l'un par les pieds, l'autre par les épaules; et me laissent au milieu de la rue, tout nu, tout parfumé, fleuri, en galant qui ne m'attendais guère à coucher cette nuit sur la dure. L'aube commençant à poindre, nu, je m'en cours au vaisseau où je trouvai mon frère, et le fis rire du récit de mon aventure. Nous mîmes à la voile par un vent favorable, et en peu de jours vînmes au pays sans nulle fâcheuse rencontre. Je sacrifiai aux

« PreviousContinue »