Page images
PDF
EPUB

forme, ses amours avec de grandes dames, et donner tout cela pour des faits? Quelle apparence qu'un récit dont l'Ane que nous avons est l'abrégé fidèle, fût débité comme historique? Si cet abrégé représente, ainsi que le dit Photius, les propres phrases et les mots du livre des Métamorphoses; si ce sont en tout les mêmes traits qu'on a seulement raccourcis, le même narré, les mêmes paroles, comment donc concevoir que de ces deux ouvrages où tout était pareil, l'un fût sérieux, l'autre bouffon? et comment l'exacte copie d'un conte ennuyeux était-elle une satire si gaie? Voilà ce que Photius ne nous explique point. Je ne veux pas dire qu'il n'eût lu ou vu à tout le moins les deux livres; mais ou sa notice ne fut faite que long-temps après cette lecture, ou en écrivant il pensait à tout autre chose. Il ne sait et n'a pu, dit-il, encore découvrir quel est le plus ancien de Lucien ou de Lucius, ni qui des deux a copié l'autre, et il demeure dans ce doute, sagement; car il se pourrait que Lucien, bien avant Lucius, eût fait cette histoire de Lucius, lequel, venant après cela, aurait copié son historien, et redit de soi les mêmes choses que l'autre en avait déjà dites. Tout cet amas d'absurdités montre avec quelle distraction écrivait le bon Patriarche.

Pour moi, je ne puis croire que Lucien ait jamais rien abrégé; ce n'était pas son caractère; il amplifie tout, au contraire, et donne souvent à ce qu'il dit beaucoup trop de développement, ayant peut-être retenu ce défaut de son premier métier de sophiste et de déclamateur; esprit d'ailleurs plein d'invention qui n'avait nul besoin d'emprunt, et certes n'eût su se con

[graphic][subsumed][subsumed][subsumed][subsumed]

mait point du tout. L'ancien usage toutefois, s'il eût subsisté, valait mieux, et eût épargné aux libraires une infinité de méprises; car il n'y a guère d'auteur célèbre de l'antiquité auquel ils n'aient attribué faussement ditférens ouvrages.

Mais je vais plus loin, et je dis que ceci n'est point un abrégé ; ce n'est point la copie réduite, mais l'original, au contraire, du livre des Métamorphoses, qui n'était qu'un développement ou plutôt une pitoyable amplification de celui-ci, écrite depuis par quelque autre, je crois, que Lucius, ou, si l'on veut, par Lucius vieilli, mal inspiré, brouillé avec les Muses, ayant perdu toute sa verve; et voici sur quoi je me fonde. D'abord les anciens n'abrégeaient que des ouvrages historiques. Ce fut bien tard, sous les empereurs de Constantinople, qu'on étendit à d'autres livres cette espèce de mutilation. Alors quelques compilations, de longs traités de grammaire et de philosophie furent réduits en petit volume; mais toujours on s'abstint de toucher aux ouvrages d'imagination, qui sont chose subtile et légère, dont la substance ne se peut saisir ni presser. Théopompe abrégea l'histoire d'Hérodote, Philiste celle de Thucydide, Brutus les livres de Polybe, quelquesuns leurs propres ouvrages, comme Denys d'HalicarTimosthène, Philochorus, tous historiens; mais nul ne s'avisa jamais de raccourcir les Mimes de Sophron, ni les Satires ménippées: et que serait-ce qu'un abrégé de Gulliver ou de Gargantua?

nasse,

Puis, ce livre aujourd'hui perdu des Métamorphoses, nous l'avons en latin traduit par Apulée. Je dis traduit au sens des anciens; car à présent on nommerait cela

[graphic][subsumed][subsumed][subsumed]

rer au grec que nous avons le latin d'Apulée; tout ce qu'il a de plus est hors d'œuvre. Comme dès le commencement de cette longue et puérile histoire de ce Socrate ensorcelé et égorgé par ces deux vieilles, ces outres changées en voleurs, et l'homme qui, en gardant un mort, a le nez coupé par une sorcière; tout cela est ajouté au grec et cousu à la narration, Dieu sait comment. Otez cela, et vous retrouvez l'introduction de Lucius telle qu'elle est ici, toute naïve, toute dramatique, où pour la clarté rien ne manque, pour l'agrément rien n'est de trop, où enfin ne se peut méconnaître la conception originale. Et quelle apparence qu'un esprit, assez faible ou assez malade pour enfanter tant d'inepties traduites par Apulée, ait pu en même temps imaginer la fable et le charmant récit où ces sottises sont insérées? Je n'y vois, quant à moi, nulle possibilité.

Quoi qu'il en soit de ces conjectures, qu'on ne peut appuyer de preuves, car la pièce principale nous manque, et les témoignages anciens se réduisent à celui de Photius, qui, comme on voit, est peu de chose, en somme c'est ici l'œuvre de Lucius, puisque le plan et les détails, les pensées, les phrases et les mots lui appartiennent, de l'aveu de ceux qui donnent l'ouvrage à un autre. Le style n'en est pas aussi pur que le prétend Photius, ni en tout exempt des défauts du siècle où l'auteur a vécu. Il y avait alors grand nombre d'écrivains dont l'étude principale était de créer des expressions, de tourmenter la langue, de tenailler les mots, si l'on peut ainsi dire, pour en étendre le sens à des acceptions dont personne ne se fût avisé. Cette secte a été de tout temps ; elle fleurissait alors, et notre auteur n'en était pas au

« PreviousContinue »