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l'infection de cette charogne et d'une fourmilière de vers, qui, à travers les chairs de l'âne, pénétrant jusqu'à elle, la déchireront toute

vive.

Chacun là-dessus s'écria; chose ne leur parut à tous mieux imaginée. Cependant je me lamentais et déplorais mon triste sort, pensant que j'allais mourir d'une mort si cruelle à la fleur de mes ans, et, privé de sépulture, devenir le tombeau de cette malheureuse fille.

Or, était-il à peine jour; tout à coup entre avec fracas une troupe de gens armés, qui se saisissent des voleurs et les emmènent garottés au gouverneur de la province. Avec eux de fortune était le jeune homme amoureux de cette belle fille et son fiancé, qui lui-même les avait conduits jusqu'au repaire de ces larrons, et lors, ayant recouvré sa belle, la fit monter sur moi, et l'emmena chez lui. Partout où nous passions, les villages entiers accouraient au-devant de nous; et bonnes gens de nous faire fête, et de nous caresser et s'éjouir avec nous de l'heureux évènement que j'annonçais de loin par un braire éclatant, faisant office de trompette dans cette espèce de triomphe.

Au logis, je fus traité en âne favori de ma jeune maîtresse, qui n'avait garde d'oublier le compagnon de sa fuite et de sa captivité, avec elle jà destiné à ce barbare supplice. Par son ordre ex

près on me donna foin, paille, avoine, orge de quoi saouler un chameau. Mais lors plus que jamais je maudissais Palestre de m'avoir fait âne et non chien; car je vois mâtins à toute heure entrer à la cuisine, en emporter force reliefs de belles et bonnes viandes, et s'en remplir très bien le ventre, comme chiens savent faire étant de noces.

A quelque temps de là, sur le récit que fit ma maîtresse à son père des obligations qu'elle m'avait, et du zèle que j'avais montré pour son service, le père me voulant récompenser, commanda qu'on me lâchât dans les prés où paissaient les jumens poulinières. Ainsi, selon lui, j'allais vivre en toute liesse, n'ayant souci que de paître l'herbe et saillir ces belles cavales; et pour tout autre âne, à vrai dire, c'eût été contentement. Arrivés que nous fùmes au haras, on me mit avec les jumens qui le matin allaient en pâture. Mais il eût été mal, je crois, que la chose passât ainsi sans quelque disgrace pour moi. Au lieu de me lâcher dehors emmi les prés, selon l'ordre du maître, pour paître en liberté, le chef du haras me laissait à sa femme Mégapole, qui m'attachait au moulin, et là me faisait tourner tant que durait le jour, à moudre son orge et son grain. Encore, si j'eusse travaillé pour la maison seulement ! Mais elle prenait à moudre le blé des voisins, dont elle se payait en farine, et le tout à

mes dépens, trafiquant ainsi des fatigues de mon pauvre col; et ce qui était de pis, c'est que l'orge qu'on lui donnait pour ma nourriture, elle me le faisait bien moudre, mais non pas pour moi; car, de la farine se faisaient beaux gâteaux au four, belles fouaces, et ne m'en restait à moi que le son pour mes repas. Que si par hasard on me menait avec les cavales au pâtis, je me voyais de tous côtés assailli par ces étalons, qui, me croyant là venu pour m'ébattre avec leurs femelles, me poursuivaient à coups de pied, me déchiraient à belles dents, dont je pensai périr maintes fois victime de la jalousie de messieurs les chevaux.

Telle vie n'était pas pour me refaire; aussi devins-je en peu de temps maigre et décharné, n'ayant ni pâture aux champs, ni repos à la maison; de plus on me menait souvent à la montagne, et j'en revenais chargé de bois : c'était là le comble de mes maux. D'abord il me fallait gravir au haut et au loin des pentes escarpées, des sentiers raboteux, où l'on me donnait pour conducteur un petit scélérat d'enfant qui me faisait enrager; car il ne cessait de me battre, encore que j'allasse mon grand trot, et me frappait, non d'un bâton, mais d'une massue pleine de nœuds, et toujours au même endroit, où bientôt, par l'effet des continuels horions, s'ouvrit une plaie vive, sur laquelle le traître allait frappant toujours. Puis, des charges qu'il me mettait parfois sur le

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pusse éviter, portant avec moi cette pelotte hérissée d'aiguilles qui me battait au derrière. Si je pensais m'y soustraire en ralentissant mon pas, le bâton m'atteignait aussitôt ; voulant échapper aux coups, je me déchirais moi-même. Bref, il avait pris à tâche de me faire mourir.

Endurant ainsi chaque jour des maux infinis, une fois je perdis patience, et lui détachai un coup de pied dont il se souvint, et m'en voulait toujours depuis, ayant ce coup de pied sur le cœur. Or, avint qu'un jour on lui dit d'apporter de quelque hameau, non tant voisin de chez nous, certaines étoupes, à quoi faire il se devait servir de moi. M'ayant donc mené sur le lieu et chargé d'un tas de ces étoupes liées sur mon dos et affermies d'une double corde étreinte avec un bâton, il me préparait ce nouveau tour de son métier. Un tison brûlant qu'il avait au partir dérobé de l'âtre, quand nous fûmes en voie assez loin, il le fourre dans ses étoupes, lesquelles d'abord prenant feu, (et ce pouvait-il autrement?) me voilà enveloppé de flamme et de fumée, prêt à brûler, si une mare, par bonheur, ne se fût trouvée proche, où je me jetai à corps perdu, et, me roulant dans la vase, éteignis cet incendie; après quoi je repris mon chemin, sûr de n'être pas ars, au moins pour cette fois, n'y ayant moyen de rallumer ces étoupes mouillées comme il eût bien voulu, le bourreau. Mais force lui fut

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