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langue morte tuait la langue vivante. Lorsque enfin on s'avisa, fort tard, d'écrire pour le public, et non plus seulement pour les doctes, le latin domina encore dans ces compositions, qui ainsi n'eurent jamais le caractère simple des premiers ouvrages grecs, dictés par

la nature.

La littérature grecque est la seule, en effet, qui ne soit pas née d'une autre, mais produite par l'instinct et le sentiment du beau chez un peuple poète. Homère, avec raison, se dit inspiré des dieux, tenant son art des dieux, dit-il, sans être enseigné d'aucun homme. Il n'a point eu d'anciens, fut lui-même son maître, ne passa point dix ans dans le fond d'un collége à recevoir le fouet, pour apprendre quelques mots qu'il eût pu, chez lui, savoir mieux en cinq ou six mois; il chante ce qu'il a vu, non pas ce qu'il a lu, et il nous le faut lire, non pour l'imiter, mais pour apprendre de lui à lire dans la nature, aujourd'hui lettre-close à nous, qui ne voyons que des habits, des usages; l'étude de l'antique ramène les arts au simple, hors duquel point de sublime.

Hérodote et Homère nous représentent l'homme sortant de l'état sauvage, non encore façonné par les lois compliquées des sociétés modernes ; l'homme grec, c'est-à-dire, le plus heureusement doué à tous égards; pour la beauté, qu'on le demande aux statuaires, elle est née en ce pays-là; l'esprit, il n'y a point de sots en Grèce, a dit quelqu'un qui n'aimait pas les Grecs et ne les flattait point. Aussi, tout art vient d'eux, toute science; sans eux, nous ne saurions même nous bâtir des demeures, ni mesurer nos champs, nous ne

pas

saurions pas vivre. Gloire, amour du pays, vertus des grandes ames, où parurent-elles mieux que dans ce qu'ils ont fait et ce qu'ils font encore? Ce sont les commencemens d'une telle nation que nous montrent ces deux auteurs.

Le sujet leur est commun, la guerre de l'Europe contre l'Asie; jamais il n'y en eut de plus grand ni qui nous touchât davantage. Il y allait pour nous de la civilisation, d'être policés ou barbares, et la querelle était celle du monde entier pour qui le germe de tout bien se trouvait dans Athènes. L'ancienne, l'éternelle querelle se débattait à Salamine, et si la Grèce eût succombé, c'en était fait; non que je pense que le progrès du genre humain, dans la perfection de son être, pût dépendre d'une bataille ni même d'aucun événement; mais comme il fut arrêté depuis par la férocité romaine et d'autres influences qui faillirent à perdre la civilisation, elle eût péri pour un long temps à Salamine, dès sa naissance, par le triomphe du barbare.

Ils écrivirent, non dans le patois esclave, comme nos Froissard, nos Joinville, mais dans la langue belle alors, c'est-à-dire ancienne; car en la déliant du rhythme poétique, ils lui conservèrent les formes de la poésie, les expressions et les mots hors du dialecte commun, témoin le passage même d'Hécatée : Ecataios Milésios óde mutheitai, qui, en italien (car cette langue a aussi sa phrase et ses mots pour la poésie) se traduirait bien, ce me semble, Ecateo Melesio così favella, au lieu de la façon vulgaire così dice Ecateo, outó legei Ecataios o Milésios; la différence paraît d'abord. Au grec, il manque, pour un vers, que le mètre seul et le rhythme.

ne

qui même revint dans la prose après Hécatée ; mais ce n'est pas de quoi il s'agit. Le dialecte poétique, chez les Grecs, était le vieux grec; en Italie, c'est le vieux toscan. qu'on retrouve dans le contado de Siène et du val d'Arno. Il ne faut pas croire qu'Hérodote ait écrit la langue de son temps commune en Ionie, ce que ne fit pas Homère même, ni Orphée, ni Linus, ni de plus anciens, s'il y en eut; car le premier qui composa, mit dans son style des archaïsmes. Cet ionien si suave n'est autre chose que le vieux attique auquel il mêle, comme avaient fait tous ses devanciers prosateurs, le plus qu'il peut des phrases d'Homère et d'Hésiode. La Fontaine, chez nous, empruntant les expressions de Marot, de Rabelais, fait ce qu'ont fait les anciens Grecs, et aussi est plus grec cent fois que ceux qui traduisaient du grec. De même Pascal, soit dit en passant, dans ses deux ou trois premières lettres, a plus de Platon, quant au style, qu'aucun traducteur de Platon.

Que ces conteurs des premiers âges de la Grèce aient conservé la langue poétique dans leur prose, on n'en saurait douter après le témoignage des critiques, anciens, et d'Hérodote qu'il suffit d'ouvrir seulement pour s'en convaincre. Or, la langue poétique partout, si ce n'est celle du peuple, en est tirée du moins. Malherbe, homme de cour, disait : J'apprends tout mon français à la place Maubert; et Platon, poète s'il en fut, Platon, qui n'aimait pas le peuple, l'appelle son maître de langue. Demandez le chemin de la ville à un paysan de Varlungo ou de Peretola, il ne vous dira pas un mot qui ne semble pris dans Pétrarque, tandis qu'un cavalier de San - Stefano parle l'italien francisé (in

francesato, comme ils disent) des antichambres de Pitti. Ariane, ma sœur, de quel amour blessée, n'est point une phrase de marquis; mais nos laboureurs chantent : feru de ton amour, je ne dors nuit ni jour. C'est la même expression. L'autre qui dit de Jeanne :

Sentant son cœur fail!ir, elle baissa la tête
Et se prit à pleurer '.

n'a point trouvé cela certes dans les salons; il s'exprime en poète pouvait-il mieux ? jamais, ni avec plus de grace, de douceur, d'harmonie. C'est la langue poétique, antique; et mes voisins allant vendre un âne à la foire de Chousé, ne causent pas autrement, n'emploient point d'autres mots. Il continue de mème, c'està-dire très bien, qui l'inspira, jeune et faible bergère.... et non pas, qui vous conseilla, mademoiselle, de quitter monsieur votre père, pour aller battre les Anglais ! Le ton, le style du beau monde sont ce qu'il y a de moins poétique dans le monde. Madame Dacier commençant : Déesse, chantez, je devine ce que doit être tout le reste. Homère a dit grossièrement: Chante, déesse, le courroux........

Par tout ceci, on voit assez que penser traduire Hérodote dans notre langue académique, langue de cour, cérémonieuse, raide, apprêtée, pauvre d'ailleurs, mutilée par le bel usage, c'est étrangement s'abuser; il y faut employer une diction naïve, franche, populaire et riche, comme celle de La Fontaine. Ce n'est pas trop assurément de tout notre français pour rendre le

1 Casimir Delavigne.

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grec d'Hérodote, d'un auteur que rien n'a gêné, qui, ne connaissant ni ton, ni fausses bienséances, dit simplement les choses, les nomme par leur nom, fait de son mieux pour qu'on l'entende, se reprenant, se répétant de peur de n'être pas compris, et faute d'avoir su son rudiment par cœur, n'accorde pas toujours très bien le substantif et l'adjectif. Un abbé d'Olivet, un homme d'académie ou prétendant à l'être, ne se peut charger de cette besogne. Hérodote ne se traduit point dans l'idiome des dédicaces, des éloges, des compli

mens.

C'est pourtant ce qu'ont essayé de fort honnêtes gens d'ailleurs, qui sans doute n'ont point connu le caractère de cet auteur, ou peut-être ont cru l'honorer en lui prêtant un tel langage, et nous le présentant sous les livrées de la cour, en habit habillé : au moins est-il sûr qu'aucun d'eux n'a même pensé à lui laisser un peu de sa façon simple, grecque et antique. Saisissant, comme ils peuvent, le sens qu'il a eu dessein d'exprimer, ils le rendent à leur manière, toujours parfaitement polie et d'une décence admirable. Figurez-vous un truchement qui, parlant au sénat de Rome pour le paysan du Danube, au lieu de ce début,

Romains, et vous Sénat, assis pour m'écouter,

commencerait : Messieurs, puisque vous me faites l'honneur de vouloir bien entendre votre humble serviteur, j'aurai celui de vous dire....Voilà exactement ce que font les interprètes d'Hérodote. La version de Larcher, pour ne parler que de celle qui est la plus connue,

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