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ayant entendu depuis, par leurs prisonniers, que ceux de Mitylène ne savaient du tout rien de ce qui s'était passé, mais que c'était une querelle entre paysans et jeunes gens, où ceux-ci avaient eu des coups pour quelque insolence par eux faite, ils regrettaient fort d'avoir si à la légère offensé leurs voisins, et n'avaient autre désir que de rendre et restituer ce qui aurait été pris, pour pouvoir trafiquer et hanter comme devant les uns avec les autres sans crainte ni danger. Hippase envoya le héraut porter ces paroles au sénat des Mityléniens, combien qu'il eût tout pouvoir et autorité absolue, et cependant alla camper à demi-lieue de Méthymne, attendant les ordres de sa ville. De là à deux jours ordre lui vint de recevoir les restitutions et s'en retourner sans faire nul dommage. Car ayant le choix de la paix ou de la guerre, ils avaient pensé que la paix valait mieux. Ainsi se termina la guerre entre Méthymne et Mitylène, finie comme elle fut commencée par soudaine résolution.

Et là-dessus survint l'hiver plus fâcheux que la guerre à Daphnis et à sa Chloé. Car incontinent la neige, tombant en grande abondance, couvrit les chemins, et enferma les laboureurs en leurs maisons; les torrens impétueux tombaient aval du haut des montagnes, l'eau se gelait, les arbres semblaient morts, on ne voyait plus la terre, sinon alentour des fontaines et de quel

ques ruisseaux; ainsi ne se pouvaient plus mener les bêtes aux champs, ni n'osaient les gens mettre seulement le nez hors la porte; mais demeurant tous au logis, faisaient un grand feu, alentour duquel, dès que les coqs avaient chanté le matin, chacun venait faire sa besogne. Les uns retordaient du fil, les autres tissaient du poil de chèvre, ou faisaient des collets à prendre les oiseaux. Le soin qu'il fallait lors avoir des bœufs, était de leur donner de la paille à manger en la bouverie, aux chèvres et brebis de la feuillée en la bergerie, aux pourceaux de la faîne et du gland en la porcherie.

Étant ainsi chacun contraint de garder la maison pour la rudesse du temps, les autres, tant laboureurs que pasteurs, en étaient aises, parce qu'ils avaient un peu de relâche en leurs travaux, faisaient bons repas et long somme; tellement que l'hiver leur semblait plus doux que non pas l'été, ni l'automne, ni le printemps, avec. Mais Daphnis et Chloé se souvenant des plaisirs passés, comme ils s'entrebaisaient, comme ils s'entr'embrassaient, et de leurs joyeux passetemps emmi ces champs et ces prairies, toute nuit soupiraient en grande peine sans pouvoir dormir, attendant la saison nouvelle ne plus ne moins qu'une seconde vie après la mort. Chaque fois qu'ils trouvaient sous leur main la panetière dont ils soulaient tirer leur manger, cela leur mettait deuil

au cœur; apercevant la sébile où ils étaient coutumiers de boire l'un après l'autre, ou bien la flûte, qui était un don d'amourette, jetée à terre quelque part sans que l'on en tînt compte, cela renouvelait leur regret. Si priaient aux Nymphes et à Pan qu'ils les délivrassent de ces maux, et leur remontrassent enfin à eux et à leurs bêtes le soleil beau et clair, et quant et quant faisant ces prières aux dieux, cherchaient quelque invention par laquelle ils se pussent entrevoir. Chloé de soi n'y eût su que faire, et aussi n'avait guère moyen; car celle qu'on estimait sa mère était tout le jour auprès d'elle, lui montrant à carder la laine et à tourner le fuseau, et lui parlant de la marier; mais Daphnis, comme celui qui avait plus de loisir et plus de sens aussi que la fillette, trouva pour la voir une telle finesse.

Devant le logis de Dryas, tout contre le mur de la cour, étaient deux grands myrtes et un lierre; les myrtes bien près l'un de l'autre et quasi joints par le pied, tellement que le lierre les embrassant tous deux, et s'étendant en guise de vigne sur l'un et sur l'autre, y faisait une manière de loge fort couverte, tant les feuilles étaient épaisses et tissues, s'il faut ainsi dire, les unes avec les autres; par dedans pendaient force grappes noires, comme raisin à la treille; à l'occasion de quoi y avait toujours, mêmement l'hiver, grande multitude d'oiseaux qui lors ne

trouvaient rien ailleurs, force merles, force grives, force ramiers, force bisets, et de tous autres oiseaux aimant à manger grains de lierre. Daphnis sortit de la maison sous couleur d'aller tendre à ces oiseaux, ayant plein son bissac de fouaces et de gâteaux au miel, et portant aussi, afin qu'on le crût mieux, de la glu et des collets. La distance de l'une des maisons à l'autre était d'environ demi-lieue, et la neige, non encore durcie par le froid, lui eût fait avoir bien de la peine, n'eût été qu'Amour passe partout et franchit le feu, l'eau, la neige, voire même celle de la Scythie. Daphnis fit le chemin tout d'une course, et arrivé devant la demeure de Dryas, secoua la neige qu'il avait aux pieds, tendit ses collets, englua de longues verges, puis se mit en aguet là auprès, épiant quand viendraient les oiseaux et à l'aventure Chloé.

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Or quant aux oiseaux il en vint grande compagnie, et en prit tant qu'il avait assez affaire à les amasser, à les tuer et à les plumer, mais de la maison ne sortait personne, homme ni femme, ni coq, ni poule; ains se tenaient tous en dedans clos et cois au long du feu; dont le pauvre Daphnis était en grand émoi d'être venu si mal à point et à heure si malheureuse. Si osa bien penser de trouver un prétexte pour tout droit entrer léans, discourant en lui-même quelle couleur serait la plus croyable. « Je viens quérir du feu. Com

<< ment? n'avez-vous point de plus proches voi«sins? Je demande du pain. Ton bissac est plein « de vivres. Du vin. Il n'y a que trois jours que <«< vous avez fait vendanges. Le loup m'a pour<< suivi. Et où en est la trace? Je suis venu chasser << aux oiseaux. Que ne t'en vas-tu donc après <«< que tu en as assez pris? Je veux voir Chloé. `» Telle chose ne se pouvait bonnement confesser à un père et à une mère. Ainsi n'y avait-il pas une de toutes ces occasions - là qui ne portât quelque soupçon. «< Mieux vaut, disait-il, que je << m'en aille. Je la reverrai au printemps: non «< cet hiver, puisque les dieux, comme je crois, «< ne veulent pas. » Ayant fait en lui-même ces devis, et serrant jà ce qu'il avait pris de grives et autres oiseaux, il s'en allait partir. Mais comme si expressément Amour eût eu pitié de lui, voici qu'il avint.

Dryas et sa famille à table, le pain et la viande toute prête, chacun entendait à boire et à manger, et cependant un des chiens de la bergerie, voyant qu'on ne se donnait point de garde de luf, happe un lopin de chair, et s'enfuit hors de la maison; de quoi Dryas courroucé, pour autant mêmement que c'était sa part, prend un bâton et court après. En le poursuivant il vint à passer au long de ce lierre où Daphnis avait tendu ses gluaux, et le vit comme il chargeait déjà sa prise sur ses épaules, prêt à s'en retourner; et sitôt

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