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NOTICE SUR LA FONTAINE.

Jean de La Fontaine naquit le 8 juillet 1621, à Château-Thierry, de Charles de La Fontaine, maître des eaux et forêts, et de Fran- . çoise Pidoux, fille du bailli de Coulommiers. Sa famille était ancienne et considérée, sans être noble. On lui donna un jour la qualité d'écuyer dans un acte qu'il signa sans le lire, et il fut, pour cette faute involontaire, condamné à une grosse amende. Son éducation fut assez négligée, et il fut probablement paresseux des son enfance. Il étudia quelque temps dans une école de village, puis à Reims, et comme il touchait à ses vingt ans, échauffé par la lecture de quelques livres de piété que G. Héricart, chanoine de Soissons, lui donna, il se crut appelé à la vie monastique, et entra au séminaire de l'Oratoire. Il y resta une année, en sortit pour étudier le droit, et fut marié à vingt-six ans par son père, qui se démit en sa faveur de sa charge de maître particulier des eaux et forêts à Château-Thierry. La femme de La Fontaine s'appelait Marie Héricart. Cette union ne fut pas heureuse. Quoique La Fontaine eût un fils, au bout de quelques années il se sépara de sa femme sans procès et sans scandale, cessa peu à peu toutes ses relations avec elle, et finit même, dit-on, par oublier qu'il était marié.

La Fontaine a parlé plusieurs fois dans ses écrits de ses chagrins domestiques. Il exprime des regrets; mais regrette-t-il sa femme, ou seulement la vie de famille ? Il n'est pas aisé de le dire. Mlle de La Fontaine était belle, spirituelle, lettrée, mais froide. Il n'est pas probable qu'elle fût galante; il paraît, à quelques passages des Lettres de son mari, qu'elle n'était même pas coquette. Pour lui, il était livré à trois passions, dont les deux premières au moins pouvaient troubler la paix du ménage : les femmes, la paresse et la poésie. Il s'était adonné aux femmes tout en sortant de l'Oratoire; le mariage ne l'avait pas guéri. Un jour qu'il logeait chez lui une jeune abbesse, il s'avisa de lui faire la cour de fort près, et sa femme, entrant dans l'appartement, le surprit dans la position la moins équivoque. Il ne se troubla point, n'ouvrit pas la bouche, fit à sa femme une profonde révérence, et se retira. On racontait dans Château-Thierry une autre de ses aventures. Il s'était introduit un soir chez sa maîtresse, qu'il trouva couchée avec une de ses amies. Il ne renonça pas pour cela à son projet, et attendit seulement que l'amie fût endormie pour se montrer et pour réveiller doucement sa maîtresse. N'est-ce pas pour cela qu'il dit, dans une de ses lettres, que sa séparation a pu faire quelque bruit à la Ferté LA FONTAINE I

a

(ville voisine), mais qu'à Château-Thierry tout le monde l'a trouvée naturelle?

Le goût de la poésie l'envahit subitement, et ce fut en entendant lire une ode de Malherbe qui commence par ces vers:

Que direz-vous, races futures,

Si quelque jour un vrai discours,
Vous récite les aventures

De nos abominables jours?

Il avait alors vingt-deux ans, et ne s'était pas encore senti poëte. Il étudia d'abord Malherbe, puis Voiture, qui le passionna, et sur ies conseils de Pintrel et de Maucroix, ses deux amis, Horace, Homère, Virgile, Térence, Quintilien. Il lut aussi avec ardeur l'Astrée de d'Urfé, les Contes de la reine de Navarre, Rabelais, Marot maître François et maître Clément, comme il les appelle. Les conteurs italiens l'attirèrent ensuite: Arioste, Boccace, Machiavel; non pas le Machiavel du Prince, mais celui de la Mandragore. L'auteur qu'il préféra longtemps parmi les modernes, ce fut Voiture; et celui qu'il préféra toujours parmi les anciens, ce fut Platon.

La lecture des poëtes arrachait un peu La Fontaine à sa paresse; mais sans le guérir toutefois, car il resta longtemps sans rien produire. Il avait déjà trente-trois ans (en 1654), lorsque parut son premier ouvrage. C'était une traduction ou plutôt une imitation de l'Eunuque de Térence, composition assez froide, quoique la versification en fût bonne, et que même, par endroits, le poëte s'y fit sentir. Il fut présenté à Fouquet quelques années après, et ce fut un grand événement dans sa vie. Fouquet était le protecteur des artistes et des hommes de lettres; ou plutôt, il était plus que leur protecteur, il était leur ami. Il avait conservé, en devenant surintendant, la charge de procureur général qu'il faisait remplir par un substitut. Ce substitut, qui s'appelait Jannart, était l'oncle de Mlle de La Fontaine, et plus intelligent ou plus indulgent que sa nièce, il était resté lié avec le poëte, après la dissolution du ménage. Ce fut lui qui introduisit l'auteur de l'Eunuque à SaintMandé. Fouquet et La Fontaine se convinrent du premier coup; et La Fontaine eut presque aussitôt une pension de mille livres sur la cassette du surintendant, à la condition de donner, à chaque quartier, pour quittance une pièce de vers. La première de ces redevances, qui furent régulièrement payées jusqu'à la catastrophe de Fouquet, est à la date du 1er avril 1659.

Une fois pensionné et reçu à la cour du surintendant (ce mot n'est pas trop fort en parlant de la maison de Fouquet), La Fontaine renonça presque complétement à Château-Thierry, et se fixa

à Paris. Ses affaires domestiques n'étaient pas fort brillantes. Il avait hérité de son père; mais la succession était petite et grevée d'un passif de plus de trente mille livres; il avait d'ailleurs une sœur, mariée à M. de Villemontée, et un frère, Claude de La Fontaine, oratorien, qui ne réclama pas toute sa part, mais qui cependant en préleva une partie. La charge de maître des eaux et forêts, probablement fort mal gérée, ne rapportait qu'un mince revenu. La Fontaine la vendit en 1676, après avoir déjà vendu sa maison et emprunté de l'argent à sa femme et à Januart. Il vivait fort simplement, n'ayant d'autres dépenses que ses galanteries, et trouvant des amis qui pourvoyaient à ses autres besoins. Son fils était laborieux, distingué; il le laissait grandir sur sa bonne foi, et ne s'en occupait plus, depuis que le procureur général du Harlay, qui remplaça Fouquet au Parlement s'en était chargé. La Fontaine, libre de soucis, dans sa médiocre fortune, ne songeait plus qu'à ses poëtes favoris et à ses amours.

A partir de son établissement à Paris, il contracta une liaison intime avec Boileau, Racine et Molière. Racine surtout, quoique moins âgé que lui de dix-huit ans, l'aima et en fut aimé. Pintrel et Maucroix étaient absents; Racine les remplaça sans les faire oublier. Il était, comme La Fontaine, « un homme de Champagne; » ils étaient tous deux de complexion amoureuse; et l'extrême naïveté de La Fontaine compensait, et au delà, les quelques années qu'il avait de plus que Racine. Ils aimèrent aux mêmes lieux, jusqu'à la conversion de Racine, et, sauf la cour, où La Fontaine n’alla jamais, ils virent presque toutes les mêmes compagnies. La Fontaine n'était pas un solitaire, ou s'il l'était, il l'était au milieu du monde, car il fréquenta les salons toute sa vie. Les plus grands princes, les plus beaux esprits, les femmes les plus aimables le comblaient à l'envi de prévenances; et quand l'hôtel de Fouquet fut fermé par la catastrophe de 1661, il devint le commensal des Bouillon, des Conti et des Vendôme. Deux femmes surtout veillèrent sur sa vie, avec une tendresse qu'en dépit de l'âge, on peut appeler maternelle : Mme de La Sablière, qu'il a immortalisée, et Mme d'Hervart.

D'où venait à La Fontaine ce concours d'affections dévouées? Son talent y était sans doute pour quelque chose; mais le talent ne suffit pas; il fait naître l'admiration, et non l'amitié; et d'ailleurs La Fontaine, qui écrivit tard, et qui ne publia qu'à quarante-quatre ans son premier chef-d'œuvre, était recherché avant d'être célèbre. Était-il donc homme du monde? Rien moins. Il se laissait aimer, il se laissait amuser, il se laissait vivre. Il écrivait à Maucroix : « Je vais aller à l'Académie, afin que cela m'amuse.» C'était une suite de cette paresse qu'il aimait tant. Il lui était pénible d'agir, de faire attention, de se surveiller lui-même. Quand

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il était dans une compagnie, à moins qu'elle ne fût très-aimable, il se taisait et il s'endormait. Si par hasard il prenait la parole, c'était le plus souvent d'un air étonné, et sans rien dire qui ne fût assez vulgaire. « Il ne parlait pas, dit Louis Racine, ou bien il voulait toujours parler de Platon. » La Bruyère en a fait ce portrait : « Un homme paraît grossier, lourd, stupide; il ne sait pas parler, ni raconter ce qu'il vient de voir s'il vient à écrire, c'est le modèle des bons contes; il fait parler les animaux, les arbres, les pierres, tout ce qui ne parle pas; ce n'est que légèreté, qu'élégance, que beau naturel et que délicatesse dans ses ouvrages. » On nous dit bien que La Fontaine n'était pas toujours aussi nul dans le monde, qu'il lui arrivait parfois de s'animer, quand le sujet de la conversation lui plaisait, et qu'alors on le retrouvait tout entier. Mais ces rares éclairs ne suffisent pas pour expliquer comment les salons, qui avaient dédaigné Corneille, firent tant d'accueil à La Fontaine.

Ses distractions, dont on a tant parlé, et dont ses contemporains s'amusaient évidemment, puisqu'ils les ont exagérées, pourraient expliquer l'indulgence, mais non la faveur. Nous en rapporterons quelques-unes chemin faisant, malgré le dédain des plus récents biographes, qui laissent de côté toutes ces anecdotes, comme si elles ne contribuaient pas à peindre un homme, et à faire connaître tout un côté de son talent. La Fontaine n'a pas été si dédaigneux, lui qui a pris la peine de traduire la Vie d'Ésope, par Planude. Il est vrai qu'il s'en excuse, et ce n'est pas la moins plaisante de ses distractions, en alléguant que Planude ne vivait que trois cents ans après Esope. Or Planude est un moine de Constantinople, contemporain de l'empereur Jean Paléologue; et La Fontaine ne se trompe guère que de dix-huit siècles.

Ses affaires souffrirent plus d'une fois de ses rêveries. Il part un jour pour porter son procureur des papiers dont toute sa fortune dépendait. Il les attache à l'arçon de sa selle, et le paquet ne manque pas de tomber sans qu'il s'en aperçoive. Un passant le ramasse, court après lui, et lui demande s'il n'a rien perdu? « Rien, en vérité, répond La Fontaine; je vous remercie Je croyais, dit l'autre, que ces papiers étaient à vous. Eh! vraiment, dit notre rêveur en les reconnaissant, sans votre obligeance j'étais ruiné. »

Comme il était à la campagne, on lui écrit que son procès va être jugé dans deux jours, qu'il vienne au plus vite. Il s'empresse, il monte à cheval, mais se trouvant le soir fatigué et tout près de la maison d'un ami, il s'y arrête pour s'y reposer. On l'accueille, on le fête; on lui parle peut-être de Platon ou de Voiture. Il se trouve si bien là qu'il oublie ses affaires, passe deux jours dans cette joyeuse compagnie, et n'arrive à Paris que pour apprendre

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