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LIVRE VI

LA SANS-CULOTTERIE

Juin 1793 - Germinal an II

Oui, le beau rêve d'Anacharsis se réalisera un jour. La République universelle s'établira et tous les hommes seront frères (1)!» Tels furent les premiers mots qu'à peine hors de chambre le ressuscité recueillit. A ce bonjour oriental que lui envoyait le Journal des hommes libres de tous les pays, Anacharsis se crut salué par toute la terre, et, rayonnant, il s'avançait, quand il apprit que ce beau souhait ne lui était exprimé qu'à propos de mulâtres, de blancs et de noirs, qui avaient présenté à la Convention un drapeau tricolore, où l'alliance du genre humain était peinte sous la figure d'hommes de différentes couleurs! Quoi! toujours l'histoire nègre! dit-il; nous en sommes encore à la peau! Brissot n'est plus là, pourtant, avec sa langue d'endormeur? » Et il in

(1) Journal des hommes libres.

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terrogea. A peine quelques pas, quelques écoutes, Anacharsis ne se sentait plus déjà qu'une demi-renaissance. Nulle bouffée d'enthousiasme ne lui venait à l'àme dans ce Paris vainqueur des isolistes. A la Convention, aux Jacobins, à la Commune, tout se taisait, ne bougeait presque. Etait-ce surprise de la victoire ou modestie dans le triomphe? Non; c'était pudeur, sentiment qui toujours suivra l'acte insurrectionnel, qui n'est pas révolution. Ce plus saint des devoirs sera-t-il générateur ou d'énervement? La conscience doutait, car cette fois il n'y avait pas tache de sang, sceau de l'idée. L'Assemblée mutilée n'ose vouloir; la Commune triomphante n'ose pouvoir; Hanriot abdique, Marat se couche; des hommes d'action c'est à qui se montre désarmé en face du fédéralisme vainou. Aussi, tout d'abord rien que des mots qu'on dirait des excuses pour ne pas effaroucher la France. Adresses de la Convention aux Français, de la Commune à toutes les Communes, des Jacobins à toutes les Sociétés; - et celle-ci, que rédige Camille le Parisien, Anacharsis le cosmopolite arrive à temps pour la signer comme secrétaire. Il a sa récompense; son nom est de la fète. Mais qu'il prenne garde! qu'il se recouche plutôt que d'agir! Car déjà s'élève un bruit, que ce sont des étrangers, espagnols, autrichiens, anglais, prussiens qui ont fait le coup, comme on disait au 10 août des Maltais et des Avignonnais, comme au 14 juillet des Auvergnats et des Gascons. Vite une constitution, un pacte social! crie Paris à la Montagne, en voyant les cerveaux ébranlés. Quelle qu'en soit la lettre, nous accepterons le pacte. Législateurs, sauvons l'unité! Et bravement six Montagnards se mettent à l'œuvre. Anacharsis ne fut pas des six, quoiqu'il eût fait partie naguère de la commission jacobine.

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Vu son origine prussienne, il dut se tenir coi, pour ne rien compromettre.

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Et qu'il fit bien! Car, à peine la résolution prise, au moment même où la ville qu'ils disent de sang se montre d'ordre, les députés mis aux arrêts s'échappent. Ils fuient un à un, qui au nord, qui au midi, qui à l'est, qui au centre; par toute la France, il s'émiettent, les malheureux! Ils vont criant aux départements: A nous, Calvadociens! A nous, Girondins! A nous, Finistère, Lozériens, Nimois, Lyonnais et Marseillais!» comme en 89 les parlements aux provinces: A nous, Bretons! A nous, Picards! » Mais le cri de la grand'ville: « A nous, Français aucun ne l'a. Et de toutes parts, à leurs cris diviseurs, cris barbares, s'improvisent aussitôt des généraux protecteurs: Wimpfen à Caen, Précy à Lyon, Beysser à Nantes, à Bordeaux Miranda doit venir; dans la Lozère, des bandes s'arment sous les ordres de l'exconstituant Charrier; tous s'agitent, constitutionnels, royalistes, fédéralistes; les départements se déclarent, on les compte: soixante-douze contre Paris désarmé.-Ah! c'est donc la guerre civile qu'ont provoquée les quakers! C'est bien à l'épée des royalistes que ces républicomanes doivent s'en remettre de leur salut? Et, s'ils convoquent à Lyon, patrie d'élection des Rolands, une convention rebelle, n'est-ce pas à coups de guillotine qu'ils essayeront de l'installer, ces hommes de loi d'amour et de paix?... L'idée s'affole dans toutes les têtes! Jusqu'à Brissot, lui qui avait pris rationnellement refuge à Bourges, ville centrale à ses yeux du congrès futur, il court à Lyon. Mais, comme il courait, on l'arrête, et c'est bien fait pour sa mémoire, sinon pour sa tête. Du moins, s'il meurt, ne sera-ce pas comme les autres fuyards, sur les

ANACHARSIS, T. II.

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routes, dans les cavernes, au milieu des champs, - affamés, abandonnés, dévorés, se suicidant, c'est-à-dire en isolistes! Non, Jean-Pierre, tu mourras au milieu des brigands parisiens. Tu chanteras, Camille te pleurera.

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Mais qui songe à les tuer? Non, vous ne mourrez pas, vous ne devez pas mourir, et l'unité triomphera. Car Paris dépêche aux villes rebelles des commissaires pour adjurer l'union, et la Convention, aux quatre vents de l'insurrection, des députés à titre d'otages! Enfin voilà le pacte, le lien social, la Constitution faite d'audace en quinze jours. Paris va la jurer. Jurons-la tous et quelle qu'elle soit. Venez, nos frères!... Ni pacte ni trève! bataille! Hélas! c'est la réponse; et les fédéralistes gouaillent cette constitution soudaine, la falsifient, la nient; en même temps que, sous main, soixante-treize députés de leurs amis, qui siégent encore, signent une protestation contre tout décret conventionnel, — ce qu'ont fait les Parlements en 89 contre l'Assemblée constituante, ce qu'ont fait les aristocrates de 91 contre les constitutionnels. Hors la loi!» s'écrie le comité de salut public de la Convention, se faisant l'écho des SansCulottes. Alors Paris fermente, le Paris des tripots. Agioteurs, banquiers, accapareurs, muscadins et parents Témigrés reprennent voix : Il faut affamer le peuple, les anarchistes! Et vite on affiche, on brochure, on pérore, on correspond; fausses nouvelles, fausses patrouilles, faux assignats; et, regardant le Temple : Vive Louis XVII, c'est le murmure; et comme au 10 août Lafayette; comme à l'établissement de la Convention et au jugement du roi Dumouriez,-un général est encore là guettant une proie: Arthur Dillon, — jadis favori d'Antoinette, mais aussi bon ami du Parisien Camiile. Or Dillon n'attend pas

l'occasion; Dillon rêve un coup de main (1). Aidé des généraux qui doivent aller aux Indes, il peut avec douze fausses patrouilles s'emparer de la Monnaie, du PontNeuf, de la Maison-Commune, de l'Arsenal, du Ministère de la guerre, forcer les portes du Temple, égorger Pache et Hanriot comme les aristocrates de Versailles voulaient en 89 égorger Lafayette et Bailly, et, se fortifiant, s'il le faut, dans l'ile Saint-Louis, proclamer roi l'orphelin royal, au nom duquel on se bat en Vendée, peut-être même à cette heure à Lyon. Et qui doit présenter l'enfant au peuple? Ecoutez ce que dit Lhuillier, procureur syndic du département; il assure que c'est Danton. Quoi! encore le tripoteur!...

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Qu'on arrête Dillon! hurlent de toutes leurs voix les Sans-Culottes affamés - En prison le général!» répète la Montagne malgré les cris de Camille; et l'intrigue est avortée!

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Mais, à peine quelques heures, à la veille même où Paris va jurer le pacte, c'est une autre clameur, immense aussi et de détresse ; la ville a sa tache de sang: Marat est mort... - Malade? Non, assassiné! - A son banc? -Dans son bain, d'un coup de couteau, et par une femme de province, une ci-devant, accourue exprès pour cela du Calvados, ton royaume à cette heure, ô Buzot! ton diocèse, ô bon Fauchet! L'insensée! elle tue parce qu'elle croit au conte inventé par une autre femme, la Roland, et répété par les amis de cette reine: l'incarnation de la grand'ville dans un journaliste. L'incarnation d'un Dieu à laquelle tu ne crois pas, enfant à la main sanglante! est plus facile encore à s'imaginer. Ton crime n'est que

(1) Procès des Hébertistes.

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