Monsieur, ce geste-là vous devient interdit. Nous sommes, vous et moi, membres de comédie. Notre corps n'admet point la méthode hardie De s'arroger ainsi la pleine autorité;
Et l'on ne connoît point chez nous de primauté. BALIVEAU, à part.
C'est à moi de plier, après mon incartade.
Répétons donc en paix, voyons, mon camarade.
Eh oui, bourreau, tu m'as nommé.
Je n'ai que trop pour toi des entrailles de père; Et ce fut le seul bien que te laissa mon frère. Quel usage en fais-tu? qu'ont servi tous mes soins? DAMIS
A me mettre en état de les implorer moins. Mon oncle, vous avez cultivé mon enfance, Je ne mets point de borne à ma reconnoissance; Et c'est pour le prouver que je veux désormais Commencer par tâcher d'en mettre à vos bienfaits; Me suffire à moi-même, en volant à la gloire, Et chercher la fortune au temple de mémoire. BALIVEAU
Où la vas-tu chercher? Ce temple prétendu, (Pour parler ton jargon) n'est qu'un pays perdu, Où la nécessité, de travaux consumée,
Au sein du sot orgueil, se repaît de fumée.
Eh! malheureux, crois-moi, fuis ce terroir ingrat; Prends un parti solide, et fais choix d'un état Qu'ainsi que le talent, le bon sens autorise, Qui te distingue, et non qui te singularise; Où le genie heureux brille avec dignité; Tel qu'enfin le barreau l'offre à ta vanité.
Protégeant la veuve et la pupille. C'est là qu'à l'honorable, on peut joindre l'utile; Sur la gloire et le gain établir sa maison, Et ne devoir qu'à soi sa fortune et son nom. DAMIS
Ce mélange de gloire et de gain m'importune. On doit tout à l'honneur et rien à la fortune. Le nourrisson du Pinde, ainsi que le guerrier, A tout l'or du Pérou, préfère un beau laurier. L'avocat se peut-il égaler au poëte?
De ce dernier la gloire est durable et complète. Il vit long-temps après que l'autre a disparu. Scaron même l'emporte aujourd'hui sur Patru. Vous parlez du barreau de la Grèce et de Rome, Lieux propres autrefois à produire un grand homine, L'antre de la chicane, et sa barhare voix N'y défiguroient pas l'éloquence et les lois. Que des traces du monstre on purge la tribune; J'y monte, et mes talens, voués à la fortune, Jusqu'à la prose encor voudront bien déroger. Mais l'abus ne pouvant sitôt se corriger,
Qu'on me laisse, à mon gré, n'aspirant qu'à la gloire, Des titres du Parnasse, anoblir ma mémoire; Et primer dans un art plus au-dessus du droit, Plus grave, plus sensé, plus noble qu'on ne croi
La fraude impunément, dans le siècle où nous sommes, Foule aux pieds l'équité, si précieuse aux hommes: Est-il pour un esprit solide et généreux,
Une cause plus belle à plaider devant eux? Que la fortune donc me soit mère ou marâtre; C'en est fait pour barreau, je choisis le théâtre; Pour client, la vertu; pour lois, la vérité; Et pour juges, mon siècle et la prostérité.
Eh bien, porte plus haut ton espoir et tes vues. A ces beaux sentimens, les dignités sont dues. La moitié de mon bien remise en ton pouvoir, Parmi nos sénateurs, s'offre à te faire asseoir. Ton esprit généreux, si la vertu t'est chère, Si tu prends à sa cause, un intérêt sincère, Ne préférera pas, la croyant en danger, L'effort de la défendre, au droit de la juger. DAMIS
Non: mais d'un si beau droit l'abus est trop facile. L'esprit est généreux, et le cœur est fragile. Qu'un juge incorruptible est un homme étonnant! Du guerrier le mérite est sans doute éminent, Mais presque tout consiste au mépris de la vie; Et de servir son roi la glorieuse envie,
L'espérance, l'exemple, un je ne sais quel prix, L'horreur du mépris même, inspire ce mépris. Mais avoir à braver le sourire ou les larmes D'une solliciteuse aimable et sous les armes! Tout sensible, tout homme enfin que vous soyez, Sans oser être ému, la voir presque à vos pieds! Jusqu'à la cruauté pousser le stoïcisme! Je ne me sens point fait pour un tel héroïsme. De tous nos magistrats la vertu nous confond; Et je ne conçois pas comment ces messieurs font. La mienne donc se borne au mépris des richesses; A chanter des héros de toutes les espèces;
A sauver, s'il se peut, par mes travaux constans, Et leurs noms et le mien, des injures du temps. Infortuné! je touche à mon cinquième lustre, Sans avoir publié rien qui me rende illustre! On m'ignore, et je rampe encore, à l'âge heureux, Où Corneille et Racine étoient déjà fameux ! BALIVEAU
Quelle étrange manie! eh dis-moi, misérable! A de si grands esprits te crois-tu comparable? Et ne sais-tu pas bien qu'au métier que tu fais, Il faut ou les atteindre, cu ramper à jamais? DAMIS
Eh bien! voyons le rang que le destin m'apprête. Il ne couronne point ceux que la crainte arrête. Ces maîtres même avoient les leurs, en débutant, Et tout le monde alors put leur en dire autant. BALIVEAU
Mais les beautés de l'art ne sont pas infinies. Tu m'avoueras du moins que ces rares génies, Outre le don qui fut leur principal appui, Moissonnoient à leur aise, où l'on glane aujourd'hui. DAMIS
Ils ont dit, il est vrai, presque tout ce qu'on pense, Leurs écrits sont des vols qu'ils nous ont fait d'avance. Mais le remède est simple; il faut faire comme eux; Ils nous ont dérobés, dérobons nos neveux; Et tarissant la source où puise un beau délire, A tous nos successeurs ne laissons rien à dire. Un démon triomphant m'élève à cet emploi. Malheur aux écrivains qui viendront après moi. T. p. III. p. 3.
Va, malheur à toi-même, ingrat, cours à ta perte! A qui veut s'égarer la carrière est ouverte. Indigne du bonheur qui t'étoit préparé, Rentre dans le néant dont je t'avois tiré ;
Mais ne crois pas que, prêt à remplir ma vengeance, Ton châtiment se borne à la seule indigence. Cette soif de briller, où se fixent tes vœux, S'éteindra, mais trop tard, dans des dégoûts affreux. Va subir du public les jugemens fantasques, D'une cabale aveugle, essuyer les bourasques, Chercher en vain quelqu'un d'humeur à t'admirer, Et trouver tout le monde actif à censurer!
Va, des auteurs sans nom grossir la foule obscure, Egayer la satire, et servir de pâture
A je ne sais quel tas de brouillons affamés Dont les écrits mordans sur les quais sont semés! Déjà dans les cafés tes projets se répandent, Le parodiste oisif, et les forains t'attendent, Vas, après t'être vu sur la scène avili, De l'opprobre, avec eux, retomber dans l'oubli ! DAMIS
Que peut, contre le roc, une vague animée?, Hercule a-t-il péri sous l'effort du Pigmée? L'Olympe voit en paix fumer le mont Etna. Zoïle contre Homère en vain se déchaîna; Et la palme du Cid, malgré la même audace, Croît et s'élève encore au sommet du Parnasse. BALIVEAU
Jamais l'extravagance alla-t-elle plus loin? Eh bien, tu braveras la honte et le besoin. Je veux que ton esprit n'en soit que plus rebelle, Et qu'aux siècles futurs ta sottise en appelle; Que de ton vivant même, on admire tes vers; Tremble et vois sous tes pas mille abîmes ouverts! L'impudence d'autrui va devenir ton crime. On mettra sur ton compte un libelle anonyme. Poursuivi, condamné, proscrit sur ces rumeurs, A qui veux-tu qu'un homme en appelle ?
A ses mœurs! et le monde en ces sortes de rages, Est-il instruit des mœurs, ainsi que des outrages?
Oui, de mes mœurs bientôt j'instruirai tout Paris. BALIVEAU
Et comment, s'il vous plaît ?.
Comment? par mes écrits. Je veux que la vertu plus que l'esprit y brille. La mère en prescrira la lecture à sa fille,
Et j'ai, grâce à vos soins, le cœur fait de façon A monter aisément ma lyre sur ce ton.
Sur la scène aujourd'hui mon coup d'essai l'annonce. Je suis un malheureux, mon oncle me renonce; Je me tais; mais l'erreur est sujette au retour; J'espère triompher avant la fin du jour: Et peut-être la chance alors tournera-t-elle ? BALIVEAU
Quoi! vous seriez l'auteur de la pièce nouvelle Que ce soir aux François l'on doit représenter! DAMIS
Soyez donc le premier à m'en féliciter.
Puisque vous le voulez, je vous en félicite.
Tout comme il vous plaira, mais je vois avec peine Que vous ne vouliez pas que je vous appartienne. BALIVEAU
J'ai de bonnes raisons pour en agir ainsi.
Daignant de même entrer dans l'esprit qui m'anime, Laissez-moi quelque temps jouir de l'anonyme, Pour goûter du succès les plaisirs plus entiers, Et m'entendre louer sans rougir.
A demain, scélérat! Si jamais tu rimailles, Ce ne sera, morbleu, qu'entre quatre murailles.
CLEON, héros de la Comédie du Méchant, découvre à VALERE la méchanceté de son caractère.
VALERE, (embrassant Cléon.)
Eh, bon jour, cher Cléon! je suis comblé, ravi De retrouver enfin mon plus fidèle ami.
Je suis au désespoir des soins dont vous accable Ce mariage affreux. Vous êtes adorable! Comment reconnoîtrai-je....?
Quand on peut être utile et qu'on aime les gens, On est payé d'avance....Eh bien, quelles nouvelles A Paris?
Oh! cent mille, et toutes des plus belles. Paris est ravissant, et je crois que jamais Les plaisirs n'ont été si nombreux, si parfaits, Les talens plus féconds, les esprits plus aimables. Le goût fait chaque jour des progrès incroyables: Chaque jour le génie, et la diversité
Viennent nous enrichir de quelque nouveauté,
Tout vous paroît charmant, c'est le sort de votre âge. Quelqu'un pourtant m'écrit, (et j'en crois son suffrage) Que de tout ce qu'on voit on est fort ennuyé;
Que les arts, les plaisirs, les esprits font pitié; Qu'il ne nous reste plus que des superficies, Des pointes, du jargon, de tristes facéties;
Et qu'à force d'esprit, et de petits talens,
Dans peu nous pourrions bien n'avoir plus le bon sens, Comment, vous qui voyez si bien les ridicules,
Ne m'en dites-vous rien? "tenez-vous aux scrupules, Toujours bon, toujours dupe?
Mais c'est que je vois tout assez du bon côté;
Tout est colifichet, pompon et parodie; Le monde, comme il est, me plaît à la folie.
Les belles tous les jours vous trompent, on leur rend:
On se prend, on se quitte assez publiquement; Les maris savent vivre, et sur rien ne contestent: Les hommes s'aiment tous, les femmes se détestent Mieux que jamais: enfin c'est un monde charmant, Et Paris s'embellit délicieusement.
Sans doute vous l'avez?... quoi! la chose est secrète?
Mais cela fût-il vrai, le dirois-je ?
Et ne point l'annoncer, c'est mal servir son goût.
Je m'en détacherois, si je la croyois telle.
J'ai, je vous l'avouerai, beaucoup de goût pour elle, Et pour l'aimer toujours, si je m'en fais aimer, J'observe ce qui peut me la faire estimer.
CLEON, (avec un grand éclat de rire.) Feu Céladon, je crois, vous à légué son âne; Il faudroit des six mois pour aimer une femme, Selon vous on perdroit son temps, la nouveauté, Et le plaisir de faire une infidélité.
Laissez la bergerie et sans trop de franchise, Soyez de votre siècle, ainsi que Cidalise: Ayez-la, c'est d'abord ce que vous lui devez; Et vous l'estimerez après, si vous pouvez.
Au reste, affichez tout. Quelle erreur est la vôtre ! Ce n'est qu'en se vantant de l'une, qu'on a l'autre, Et l'honneur d'enlever l'amant qu'une autre a pris, A nos gens du bel air, met souvent tout le prix. VALERE
Je vous en crois assez... Eh bien, mon mariage? Concevez-vous ma mère, et tout ce radotage? CLEON
N'en appréhendez rien. Mais (soit dit entre nous), Je me reproche un peu ce que je fais pour vous: Car enfin, si, voulant prouver que je vous aime, J'aide à vous nuire, et si vous vous trompez vous-même En fuyant un parti peut-être avantageux....
Eh! non: vous me donnez un ridicule affreux. Que diroit-on de moi, si j'allois, à mon âge, D'un ennuyeux mari jouer le personnage? Ou j'aurois une prude, au ton triste, excédant, Une bégueule, enfin, qui seroit mon pédant; Ou, si, pour mon malheur, ma femme étoit jolie, Je serois le martyr de sa coquetterie. Fuir Paris, ce seroit m'égorger de ma main. Quand je puis m'avancer et faire mon chemin, Frois-je, accompagné d'une femme importune, Me rouiller dans ma terre et borner ma fortune? Ma foi, se marier, à moins qu'on ne soit vieux, Fi! cela me paroît ignoble, crapuleux.
A vous en est toute la gloire. D'après vos sentimens, je prévois mon histoire, Si j'allois m'enchaîner; et je ne vous vois pas Le plus petit scrupule à m'ôter d'embarras. CLEON
Mais malheureusement on dit que votre mère
« PreviousContinue » |