Vous avez trop d'amans qu'on voit vous obséder, Et mon cœur de cela ne peut s'accommoder. CELIMENE
Des amans que je fais me rendez-vous coupable? Puis-je empêcher les gens de me trouver aimable? Et lorsque pour me voir ils font de doux efforts, Dois-je prendre un bâton pour les mettre dehors? ALCESTE
Non, ce n'est pas, madame, un bâton qu'il faut prendre, Mais un cœur à leur voix moins facile et moins tendre. Je sais que vos appas vous suivent en tous lieux; Mais votre accueil retient ceux qu'attirent vos yeux: Et sa douceur offerte à qui vous rend les armes, Achève sur les cœurs l'ouvrage de vos charmes. Le trop riant espoir que vous leur présentez, Attire autour de vous leurs assiduités ; Et votre complaisance un peu moins étendue De tant de soupirans chasseroit la cohue. Mais au moins, dites-moi, madame, par quel sort Votre Clitandre a l'heur de vous plaire si fort. Sur quel fonds de mérite, et de vertu sublime Appuyez-vous en lui l'honneur de votre estime? Est-ce par l'ongle long qu'il porte au petit doigt Qu'il s'est acquis chez vous l'estime où l'on le voit? Vous êtes-vous rendue avec tout le beau monde Au mérite éclatant de sa perruque blonde? Sont-ce ses grands canons qui vous le font aimer? L'amas de ses rubans a-t-il su vous charmer? Est-ce par les appas de sa vaste rhingrave, Qu'il a gagné votre âme en faisant votre esclave? Ou sa façon de rire et son ton de fausset Ont-ils de vous toucher su trouver le secret? CÉLIMENE
Qu'injustement de lui vous prenez de l'ombrage! Ne savez-vous pas bien pourquoi je le ménage, Et que dans mon procès, ainsi qu'il m'a promis, 11 peut intéresser tout ce qu'il a d'amis ?
ALCESTE Perdez votre procès, madame, avec constance Et ne ménagez point un rival qui m'offense.
Mais de tout l'univers vous devenez jaloux! ALCESTE
C'est que tout l'univers est bien reçu de vous. CELIMENE
C'est ce qui doit rasseoir votre âme effarouchée, Puisque ma complaisance est sur tous épanchée, Et vous auriez plus lieu de vous en offenser, Si vous me la voyiez sur un seul ramasser. ALCESTE
Mais moi que vous blâmez de trop de jalousie, Qu'ai-je de plus qu'eux tõus, madame, je vous prie? CELIMENE
Le bonheur de savoir que vous êtes aimé.
Et quel lieu de le croire a mon cœur enflammé? CÉLIMENE
Je pense qu'ayant pris le soin de vous le dire, Un aveu de la sorte a de quoi vous suffire.
Mais qui m'assurera que dans le même instant Vous n'en disiez peut-être aux autres tout autant?
Certes pour un amant la fleurette est mignonne, Et vous me traitez là de gentille personne.
Hé bien! pour vous ôter d'un semblable souci, De tout ce que j'ai dit je me dédis ici,
Et rien ne sauroit plus vous tromper que vous-même : Soyez content.
Morbleu! faut-il que je vous aime! Ah! que si de vos mains je rattrape mon cœur, Je bénirai le ciel de ce rare bonheur!
Je ne le cèle pas, je fais tout mon possible A rompre de ce cœur l'attachement terrible; Mais mes plus grands efforts n'ont rien fait jusqu'ici, Et c'est pour ines péchés que je vous aime ainsi. CELIMENE
Il est vrai, votre ardeur est pour moi sans seconde. ALCESTE
Oui, je puis là-dessus défier tout le monde, Mon amour ne se peut concevoir; et jamais Personne n'a, madame, aimé comme je fais. CELIMENE
En effet la méthode en est toute nouvelle, Car vous aimez les gens pour leur faire querelle; Ce n'est qu'en mots fâcheux qu'éclate votre ardeur, Et l'on n'a vu jamais un amour si grondeur.
Mais il ne tient qu'à vous que son chagrin ne passe, A tous nos démêlés coupons chemin, de grâce; Parlons à cœur ouvert, et voyons d'arrêter....
§ 38. Autre scène du misantrope.
Qu'est-ce done? qu'avez vous?
ALCESTE, assis.
Laissez moi, je vous prie. PHILINTE
Mais encor, dites-moi, quelle bizarrerie !....
Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.
Mais on entend les gens, au moins sans se fâcher. ALCESTE
Moi je veux me fâcher, et ne veux point entendre. PHILINTE
Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre, Et quoique amis, enfin je suis tout des premiers.... ALCESTE, se levant brusquement. Moi votre ami! rayez cela de vos papiers.
J'ai fait jusques ici profession de l'être;
Mais après ce qu'en vous je viens de voir paroître, Je vous déclare net que je ne le suis plus,
Et ne veux nuile place en des cœurs corrompus.
Je suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte?
Allez vous devriez mourir de pure honte; Une telle action ne sauroit s'excuser,
Et tout hoinme d'honneur s'en doit scandaliser, Je vous vois accabler une homme de caresses, Et témoigner pour lui les dernières tendresses, De protestations, d'offres et de sermens Vous chargez la fureur de vos embrassemens : Et quand je vous demande après quel est cet homme, A peine pouvez-vous dire comme il se nomme:
Votre chaleur pour lui tombe en vous séparant, Et vous me le traitez, à moi, d'indifférent? Morbleu! c'est une chose indigne, lâche, infâme, De s'abaisser ainsi jusqu'à trahir son âme; Et si par un malheur, j'en avois fait autant, Je m'irois de regret pendre tout à l'instant. PHILINTE
Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable; Et je vous supplierai d'avoir pour agréable Que je me fasse un peu grâce sur votre arrêt, Et ne me pende pas pour cela, s'il vous plaît, ALCESTE
Que la plaisanterie est de mauvaise grâce. PHILINTE
Mais sérieusement que voulez-vous qu'on fasse?
Je veux qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur, On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur. PHILINTE
Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie, Il faut bien le payer de la même monnoie; Répondre, comme on peut, à ses empressemens, Et rendre offre pour offre, et sermens pour sermens. ALCESTE
Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode, Qu'affectent la plupart de vos gens à la mode; Et je ne hais rien tart que les contorsions De tous ces grands faiseurs de protestations, Ces affables donneurs d'embrassades frivoles, Ces obligeans diseurs d'inutiles paroles, Qui de civilités avec tous font combat,
Et traitent du même air l'honnête homme et le fat. Quel avantage a-t-on qu'un homme vous caresse, Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse, Et vous fasse de vous un éloge éclatant, Lorsqu'au premier faquin il court en faire autant? Non, non, il n'est point d'âme un peu bien située Qui veuille d'une estime ainsi prostituée; Et la plus glorieuse a des régals peu chers, Dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'univers. Sur quelque préférence une estime se fonde, Et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde. Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps, Morbleu, vous n'êtes pas pour être de mes gens; Je refuse d'un cœur la vaste complaisance Qui ne fait de mérite aucune différence;
Je veux qu'on me distingue; et, pour le trancher net, L'ami du genre humain n'est point du tout mon fait.
Mais quand on est du monde, il faut bien que l'on rende Quelques dehors civils, que l'usage demande.
Non, vous dis-je, on devroit châtier sans pitié
Ce commerce honteux de semblant d'amitié;
Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre Le fond de notre cœur dans nos discours se montre;
Que ce soit lui qui parle, et que nos sentimens
Ne se masquent jamais sous de vains complimens.
Il est bien des endroits où la pleine franchise Deviendroit ridicule et seroit peu permise, Et par fois, n'en déplaise à votre austère honneur, Il est bon de cacher ce qu'on a dans le cœur. Seroit-il à propos et de la bienséance,
De dire à mille gens tout ce que d'eux on pense? Et quand on a quelqu'un qu'on hait, ou qui déplaît, Lui doit-on déclarer la chose comme elle est?
Quoi! vous iriez dire à la vieille Emilie, Qu'à son âge il sied mal de faire la jolie, Et que le blanc qu'elle a scandalise chacun.
A Dorilas qu'il est trop importun, Et qu'il n'est à la cour oreille qu'il ne lasse, A conter sa bravoure et l'éclat de sa race?
Vous vous moquez.
ALCESTE
Et je vais n'épargner personne sur ce point:
Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville
Ne m'offrent rien qu'objets à méchauffer la bile.
J'entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font. Je ne trouve partout que lâche flatterie;
Qu'injustice, intérêt, trahison, fourberie:
Je n'y puis plus tenir, j'enrage, et mon dessein, Est de rompre en visière à tout le genre humain. PHILINTE
Ce chagrin philosophe est un peu trop sauvage: Je ris des noirs accès où je vous envisage;
Et crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris, Ces deux frères que peint l'Ecole des Maris.
Eh mon Dieu, laissons là vos comparaisons fades.
Non; tout de bon quittez toutes ces incartades;
Le monde par vos soins ne se changera pas.
Et puisque la franchise a pour vous tant d'appas, Je vous dirai tout franc que cette maladie
Partout où vous allez donne la comédie;
Et qu'un si grand courroux contre les mœurs du temps Vous tourne en ridicule auprès de bien des gens.
Tant mieux, morbleu, tant mieux; c'est ce que je demande: Ce m'est un fort bon signe, et ma joie en est grande,
Tous les hommes me sont à tel point odieux
Que je serois fâché d'être sage à leurs yeux.
Vous voulez un grand mal à la nature humaine!
Oui, j'ai conçu pour elle une effroyable haine.
Tous les pauvres mortels, sans nulle exception,
Seront enveloppés dans cette aversion?
Encore en est-il bien dans le siècle où nous sommes....
Non; elle est générale, et je hais tous les hommes; Les uns, parce qu'ils sont méchans et malfaisans, Et les autres pour être aux méchans complaisans, Et n'avoir pas pour eux ces haines vigoureuses, Que doit donner le vice aux âmes vertueuses. De cette complaisance on voit l'injuste excès,
Pour le franc scélérat avec qui j'ai procès: Au travers de son masque on voit à plein le traître, Partout il est connu pour tout ce qu'il peut être ; Et ses roulemens d'yeux, et son ton radouci N'imposent qu'à des gens qui ne sont point d'ici. On sait que ce pied plat, digne qu'on le confonde, Par de sales emplois s'est poussé dans le monde; Et que par eux son sort, de splendeur revêtu, Fait gronder le mérite, et rougir la vertu. Quelques titres honteux qu'en tous lieux on lui donne, Son misérable honneur ne voit pour lui personne: Nommez-le fourbe, infâme, et scélérat maudit, Tout le monde en convient, et nul ne contredit. Cependant sa grimace est partout bien venue; On l'accueille, on lui rit, partout il s'insinue; Et s'il est par la brigue un rang à disputer, Sur le plus honnête homme on le voit l'emporter. Tête-bleu! ce me sont de mortelles blessures De voir qu'avec le vice on garde des mesures; Et par fois il me prend des mouvemens soudains De fuir dans un désert l'approche des humains. PHILINTE
Mon Dieu! des mœurs du temps mettons-nous moins en peine, Et faisons un peu grâce à la nature humaine; Ne l'examinons point dans la grande rigueur, Et voyons ses défauts avec quelque douceur. Il faut parmi le monde une vertu traitable; A force de sagesse on peut être blâmable: La parfaite raison fuit toute extrémité, Et veut que l'on soit sage avec sobriété. Cette grande roideur des vertus des vieux âges Heurte trop notre siècle et les communs usages; Elle veut aux mortels trop de perfection: Il faut fléchir au temps sans obstination; Et c'est une folie à nulle autre seconde De vouloir se mêler de corriger le monde. J'observe, comme vous, cent choses tous les jours Qui pourroient mieux ailer, prenant un autre cours; Mais, quoi qu'à chaque pas je puisse voir paroître, En courroux comme vous, on ne me voit point être. Je prends tout doucement les hommes comme ils sont; J'accoutume mon âme à souffrir ce qu'ils font, Et je crois qu'à la cour, de même qu'à la ville, Mon flegine est philosophe, autant que votre bile. ALCESTE
Mais ce flegme, monsieur, qui raisonnez si bien, Ce flegme pourra-t-il ne s'échauffer de rien? Et s'il faut par hasard qu'un ami vous trahisse, Que pour avoir vos biens on dresse un artifice, Ou qu'on tâche à semer de méchans bruits de vous, Verrez-vous tout cela sans vous mettre en courroux PHILINTE
Oui, je vois ces défauts dont votre âme murmure, Comme vices unis à l'humaine nature;
Et mon esprit enfin n'est pas plus offensé De voir un homme fourbe, injuste, intéressé, Que de voir des vautours affamés de carnage, Des singes malfaisans, et des loups pleins de rage.
Je me verrai trahir, mettre en pièces, voler,
Sans que je sois....Morbleu! je ne veux point parler, Tant ce raisonnement est plein d'impertinence!
Ma foi, vous feriez bien de garder le silence:
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