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§ 52. Fable 35. Mercure et les Ombres.

Mercure conduisoit quatre ombres aux enfers.
Comptons-les: une jeune fille,
Item un père de famille,

Plus un héros, enfin un grand faiseur de vers.
Allant de compagnie, au gré du caducée,
Ils s'entretenoient en chemin.

Hélas, dit l'ombre fille, en pleurant son destin,
Que l'on me plaint là-haut! je lis dans la pensée
De mon amant; il mourra de chagrin.
Il me l'a dit cent fois, du ton qui se fait croire,
Que loin de moi, le jour ne lui seroit, de rien.
Quel amour! chaque instant en serroit le lien.
M'aimer, me plaire, étoient son plaisir et sa gloire.
S'il ne meurt, je me promets bien

De revivre dans sa mémoire.

Pour moi, dit l'ombre père, il me reste là-haut
Des enfans bien nés, une femme

Ils m'aimoient tous du meilleur de leur âme.
Je suis sûr qu'à présent on pleure comme il faut.
Ils me regretteront long-temps sur ma parole;
Les pauvres gens? que le ciel les console.
L'ombre héros disoit: eh! qu'êtes-vous vraiment,
Près d'un mort comme moi par cent coníbats célèbre ?
Je m'assure qu'en ce moment

Les cris des peuples font mon oraison funèbre.
Mon nom ne mourra point; du Gange jusqu'à l'Ebre,
D'âge en âge il ira semer l'étonnement.

Croirai-je que quelque autre espère

De vivre autant que moi? Moi, dit le fier rimeur;
Qu'est-ce qu'Achille auprès d'Homère?
On me lira partout; on m'apprendra par cœur.
Dieu sait comme à présent le monde me regrette.
Vous vous trompez, héros, père, amante, poëte,

Leur dit le Dieu. Toi, la belle aux doux yeux,
Ton amant consolé près d'une autre s'engage.
Toi, père, tes enfans chifrant à qui mieux mieux,
Calculent tous tes biens, travaillent au partage;
Ta femme les chicane; et de toi, pas un mot:
Chacun ne songe qu'à son lot.

Quant à toi, général d'armée,

On a nommé ton successeur.

C'est le héros du jour; déjà la renommée
Le met bien au-dessus de son prédécesseur.
Et vous, monsieur l'auteur, qui ne pouviez comprendre
Que de vous on pût se passer,

La mort, disent-ils tous, a bien fait de vous prendre;
Vous commenciez fort à baisser.

Ces ombres se trompoient; nous faisons même faute.
Aux morts comme aux absens nul ne prend intérêt.
Nous laissons en mourant le monde comme il est.
Compter sur des regrets, c'est compter sans son hôte.
La Motte.

53. Fable 36. Le Portrait.

De se faire tirer certain homme eut envie.
Chacun veut être peint une fois en sa vie.
L'amour propre de son métier
Est ami des portraits: cet art qui nous copie
Semble aussi nous multiplier.

Ce n'est pas là notre unique folie.

Le portrait achevé, notre homme veut avoir
L'avis de ses amis, gens experts en peinture.

Regardez, il s'agit de voir

Si je suis attrapé, si c'est là ma figure.

Bon, dit l'un, on vous a fait noir;
Vous êtes blanc. Cette bouche grimace,
Dit un autre; ce nez n'est pas bien à sa place,
Reprend un tiers: je voudrois bien savoir
Si vous avez les yeux si petits et si sombres?
Et puis en vérité que servent-là ces ombres ?
Ce n'est point vous enfin; il faut tout retoucher.
Le peintre en vain s'écrie; il a beau se fàcher
Sur cet arrêt; il faut qu'il recommence.
Il travaille, fait mieux, réussit à son choix,
Et gageroit tout son bien cette fois
Pour la parfaite ressemblance.
Les connoisseurs assemblés de nouveau,
Condamnent encor tout l'ouvrage.
On vous allonge le visage;

On vous creuse la joue: on vous ride la peau :
Vous êtes là laid et sexagénaire;

Et flatterie à part, vous êtes jeune et beau.
Eh bien, leur dit le peintre, il faut encor refaire;
Je m'engage à vous satisfaire,

Ou j'y brûlerai mon pinceau.

Les connoisseurs partis, le peintre, dit à l'homme,
Vos amis, de leur nom il faut que je les nomme,
Ne sont que de francs ignorans ;
Et si vous le voulez, demain je les y prends.
D'un semblable tableau je laisserai la tète,
Vous mettrez la vôtre en son lieu :
Qu'ils reviennent demain, l'affaire sera prête.
J'y consens, dit notre homme; à demain donc; adieu.
La troupe des experts le lendemain s'assemble;
Le peintre leur montrant le portrait d'un peu loin,
Cela vous plaît-il mieux? dites, que vous en semble ?
Du moins j'ai retouché la tête avec grand soin.
Pourquoi nous rappeler, disent-ils ? Quel besoin
De nous montrer encore cette ébauche ?
S'il faut parler de bonne foi,
Ce n'est point du tout lui, vous l'avez pris à gauche,
Vous vous trompez, messieurs, dit la tête; c'est moi.

La Motte.

(L'aventure racontée dans cette fable est arrivée à J Rane de Montpelier, premier peintre du roi d'Espagne, mort en 1735.)

$ 54.

Fable 37. Le vieux Poirier et le jeune Abricotier.

Au beau milieu de février,

Un jeune abricotier, que paroit déjà Flore,
Insultoit follement à certain vieux poirier

Que nulles fleurs n'ornoient encore....
Elles viendront quand il faudra :

Les tiennes, mon enfant, s'empressent trop d'éclore,
Et tant de gloire te perdra....

Bon! bon! on en dira tout ce que l'on voudra,
Je n'en chéris pas moins l'éclat qui me décore.
Cet éclat-là ne dura pas.
L'hiver, qui paroissoit faire grâce à la terre,
Pour lui renouveler une cruelle guerre,
Tout à coup revint sur ses pas:
Adieu les fleurs, adieu l'empire
De notre abricotier, joyeux à contre-temps;
Et ce que j'y trouve de pire,
Adieu les fruits en même temps.

D'une trop brillante jeunesse,

L'éclat prématuré doit blesser la raison;

Tant de fleurs qui d'abord paroissent à foison,
Tiennent rarement leur promesse :

Tout doit venir dans sa saison.

Pessellier.

§ 55. Fable 38. L'Homme et la Marmotte.

La marmotte venoit de finir son long somme;
Sommeil de six mois seulement.

N'as-tu pas honte, lui dit l'homme,
De dormir si profondément?
Tu ne parles que par envie,

Répondit la marmotte, et tu me fais pitié.

J'aime encor mieux dormir la moitié de ma vie,

Que d'en perdre en plaisirs, comme toi, la moitié.

§ 56. Fable 39. Les deux Potiers.

Certain potier blâmoit l'ouvrage

D'un potier son voisin, et disoit que ses pots
Mal tournés ne seroient achetés que des sots,
Qu'il n'en étoit encor qu'à son apprentissage;

Pesselier.

Les uns étoient trop grands, les autres trop petits.

Celui-ci répartit: halte-là, mon confrère;

Mes pots n'ont qu'un défaut, mais qui doit vous déplaire, C'est que de votre moule ils ne sont point sortis.

§ 57. Fable 40. Le Livre de la Raison.

Lorsque le ciel prodigue en ses présens,
Combla de biens tant d'êtres différens,
Ouvrages merveilleux de son pouvoir suprême,
De Jupiter l'homme' reçut, dit-on,
Un livre écrit par Minerve elle-même,
Ayant pour titre la Raison.

Ce livre ouvert aux yeux de tous les sages,
Les devoit tous conduire à la vertu,
Mais d'aucun d'eux il ne fut entendu
Quoiqu'il contînt les leçons les plus sages.
L'enfance y vit des mots et rien de plus,
La jeunesse beaucoup d'abus,

L'âge suivant des regrets superflus,
Et la vieillesse en déchira les pages.

Richer.

L'Abbé Aubert.

$58. Fable. 41. l'Enfant et la Poupée.

Dans une foire un jeune enfant
Promené par sa gouvernante,
Contemploit d'un œil dévorant

Maints beaux colifichets; tout lui plaît, tout le tente;
Il veut polichinel, ensuite un porteur d'eau,

Et puis il n'en veut plus. Voulez-vous une épée?
Ah oui, mais non ; j'aime mieux ce berceau:
Il l'eût pris sans une poupée

Qui le séduisit de nouveau.

On la lui donne; en sautant il l'emporte.
Chez la maman le voilà de retour:

Aux gens du logis tour à tour

Il fait baiser l'objet qui d'aise le transporte;
Depuis le matin jusqu'au soir

De chambre en chambre il la promène;

S'il faut aller coucher, il la quitte avec peine,
Et s'endort en pleurant dans les bras de l'espoir;
En dormant il en rêve; et le jour lui ramène
Sa mimi; qu'on l'apporte, eh vite! il veut la voir.
Pendant près de huit jours, avec exactitude,
Fanfan joue avec sa catin.

Il paroissoit content; mais le petit coquin
De la possession se fit une habitude.

L'habitude et le froid se tiennent par la main :
Le froid donc s'ensuivit, et le dégoût enfin.

Combien de belles sont trompées!

Combien de volages amans!
Hommes, vous êtes des enfans;
Femmes, vous êtes des poupées.

§ 59. 42. Fable. Le sommeil du tyran.

Sous ses lambris dorés, un tyran détesté
Dormoit, en apparence, avec tranquillité.

Fadé.

Le sommeil, dit quelqu'un, est-il fait pour le crime?
Eh quoi le ciel épargne sa victime.
Imprudent! au bruit que tu fais,
Dit un fakir, tremble qu'il ne s'éveille;
Le ciel permet que le méchant sommeille
Pour que le sage ait des momens de paix.

M. Bret.

§ 60. 43. Fable. l'Araignée et le Ver à soie.

"Quoi, toujours un maudit balai

Emportera tout mon ouvrage? "Et jamais je n'acheverai....

"Ah! cette fois je perds courage.

"Imbécilles humains! mais vous n'y songez pas,

"De la rivale de Pallas,

"Barbares, vous brisez la trame inimitable, "Et d'un vermisseau méprisable,

"Vous recherchez le fil mille fois plus grossier! "Pour encourager l'ouvrier,

"Vous vous chargez de sa dépense;
"Vous le logez avec magnificence:"

Ainsi notre fileuse exhaloit son courroux.
Un vermisseau voisin reprit d'un ton plus doux:
"Dame Arachné, pourquoi vous échauffer la bile?
"Eh! de grâce, modérez-vous:

"Oui, de par tous les dieux, vous êtes fort habile;
"Votre ouvrage est fort beau, mais il est inutile."

Boisard.

§ 61. Fable 44. Le père et ses deux fils.

Un sage campagnard avoit deux jeunes fils :

Tous deux étoient jumeaux, bien faits et bien appris;
Tous deux faisoient pourtant le malheur de leur père;
Leurs penchans et leur caractère

A ceux du bon vieillard étoient mal assortis.
Ils vouloient quitter le pays,

Et, fuyant les travaux champêtres,
Abandonner le toit de leurs ancêtres
Pour chercher fortune à la cour:
Ne doutant pas d'y voir un jour
Avec éclat leur famille

Le vieillard sentoi
Et les dangers d'

Le bonheur de ses fils étoit son seul objet.

Et ce bonheur, il avoit la sagesse
De le placer, non pas dans la richesse,
Mais dans la médiocrité

Et la vertu qui marche à son côté.

Mes enfans, leur dit-il, je suis près de mon terme:
Si je n'y touchois pas, je parlerois plus ferme
Et saurois me servir de mon autorité;

Mais je sais qu'à mon âge on ne se fait plus craindre
Je ne prétends pas vous contraindre,

Et je vous laisse en liberté;

Mais avant de vous voir commencer ce voyage
Dont vous avez l'esprit gâté,

Je veux avec simplicité

Vous faire un conte où vous verrez l'image
-De votre erreur et de la vérité.

J'étois à peu près de votre âge
Quand mon père me l'a conté.

Du sein de la même colline
On voyoit jaillir deux ruisseaux :
Mêmes eaux et même origine,
En tout ils naquirent égaux;
Mais tous deux n'eurent pas égale destinée,
L'un parmi de simples hameaux
Suivit sa route infortunée.
Il serpentoit autour de ces rians vergers
Où sur le soir s'assemblent les bergers;
Il engraissoit leurs pâturages,
Il égayoit leurs paysages,
Il arrosoit leurs potagers,
Il servoit à tous leurs usages:
Aussi fut-il sacré pour eux.
Jamais une main téméraire
N'osa gêner son cours heureux,
Ni jamais une onde étrangère
Croisant sa paisible carrière,
Ne vint se mêler à ses flots;
Et jusqu'au terme de sa course
Toujours il conserva ses eaux
Aussi pures que dans leur source.
L'autre ruisseau n'eut pas un semblable destin.
Au lieu de se fixer dans ce champêtre asile,
Il voulut aller à la ville:

Que de peines, de maux l'attendoient en chemin !
Un satrape orgueilleux le retint dans ses chaînes
Et l'enferma dans ses domaines.
Il y fit l'ornement d'un superbe jardin
Où, du fond d'un riche bassin
Environné de dorures, de marbres,
Il s'élançoit jusqu'au faîte des arbres;
En cet état il charmoit tous les yeux.
Mais l'honneur d'attirer les regards curieux
Lui coûta plus cher qu'on ne pense:
Il sentit resserrer ses eaux

Dans d'obscurs souterrains que l'art et la dépense
Avoient transformés en canaux.

On arrêtoit, on détournoit sa marche,
On le menoit à volonté,

Il n'avoit plus ni nom, ni liberté:
Tantôt resserré sous une arche,

En cascade précipité,

En réservoir violenté:

Le pis est qu'au sortir de ce lieu de délices,

(Pour le satrape, et non pour lui)

On Penferma dans un étui

T. III. p. 4.

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