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Bien qu'on sache qu'en ces malheurs,
De quelque désespoir qu'une âme soit atteinte,
La douleur est toujours moins forte que la plainte:
Toujours un peu de faste entre parmi les pleurs.
Chacun fit son devoir de dire à l'affligée

Que tout a sa mesure, et que de tels regrets
Pourroient pêcher par leur excès:
Chacun rendit par là sa douleur rengrégée.
Enfin ne voulant pas jouir de la clarté
Que son époux avoit perdue,

Elle entre dans sa tombe, en ferme volonté
D'accompagner cette ombre aux enfers descendue.
Et voyez ce que peut l'excessive amitié :
(Ce mouvement aussi va jusqu'à la folie)
Une esclave en ce lieu la suivit par pitié,
Prête à mourir de compagnie.

Prête, je m'entends bien, c'est-à-dire, en un mot
N'ayant examiné qu'à demi ce complot,
Et, jusques à l'effet, courageuse et hardie.
L'esclave avec la dame avoit été nourrie:
Toutes deux s'entr'aimoient; et cette passion
Etoit crue avec l'âge au cœur des deux femelles:
Le monde entier à peine eût fourni deux modèles
D'une telle inclination.

Comme l'esclave avoit plus de sens que la dame,
Elle laissa passer les premiers mouvemens;
Puis tâcha, mais en vain, de remettre cette âme
Dans l'ordinaire train des communs sentimens.
Aux consolations la veuve inaccessible
S'appliquoit seulement à tout moyen possible
De suivre le défunt aux noirs et tristes lieux.
Le fer auroit été le plus court et le mieux;
Mais la dame vouloit paître encore ses yeux
Du trésor qu'enfermoit la bière,

Froide dépouille, et pourtant chère.
C'étoit là le seul aliment

Qu'elle prît en ce monument.

La faim donc fut celle des portes

Qu'entre d'autres de tant de sortes

Notre veuve choisit pour sortir d'ici-bas.
Un jour se passe, et deux, sans autre nourriture
Que ses profonds soupirs, que ses fréquens hélas,
Qu'un inutile et long murmure

Contre les dieux, le sort et la nature.
Enfin sa douleur n'omit rien,
Si la douleur doit s'exprimer si bien.
Encore une autre mort faisoit sa résidence
Non loin de ce tombeau, mais bien différemment;
Car il n'avoit pour monument

Que le dessous d'une potence:
Pour exemple aux voleurs on l'avoit là laissé.
Un soldat bien récompensé
Le gardoit avec vigilance.
Il étoit dit par ordonnance

Que si d'autres voleurs, un parent, un ami,
L'enlevoient, le soldat, nonchalant, endormi
Rempliroit aussitôt sa place.

C'étoit trop de sévérité;
Mais la publique utilité

Défendoit que l'on fit au garde aucune grâce.
Pendant la nuit il vit aux fentes du tombeau
Briller quelque clarté: spectacle assez nouveau.
Curieux, il y court, entend de loin la dame
Remplissant l'air de ses clameurs.
Il entre, est étonné, demande à cette femme
Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs,

Pourquoi cette triste musique,

Pourquoi cette maison noire et mélancolique.
Occupée à ses pleurs, à peine elle entendit
Toutes ces demandes frivoles.

Le mort pour elle y répondit:'
Cet objet sans autres paroles,"
Disoit assez par quel malheur

La dame s'enterroit ainsi toute vivante.
Nous avons fait serment, ajouta la suivante,
De nous laisser mourir de faim et de douleur.
Encor que le soldat fût mauvais orateur,
Il leur fit concevoir ce que c'est que la vie.
La dame cette fois ent de l'attention;
Et déjà l'autre passion

Se trouvoit un peu ralentie:

Le temps avoit agi. Si la foi du serment,
Poursuivit le soldat, vous défend l'aliment,
Voyez-moi manger seulement,

Vous n'en mourrez pas moins. Un tel tempérament
Ne déplut pas aux deux femelles."
Conclusion, qu'il obtint d'elle

Une permission d'apporter son soupé :
Ce qu'il fit. Et l'esclave eut le cœur fort tenté
De renoncer dès lors à la cruelle envie

De tenir au mort compagnie.

Madame, ce dit-elle, un penser m'est venu

Qu'importe à votre époux que vous cessiez de vivre ?
Croyez-vous que lui-même il fût homme à vous suivre,
Si par votre trépas vous l'aviez prévenu?

Non, madame; il voudroit achever sa carrière. ~
La nôtre sera longue encor si nous voulons.
Se faut-il, à vingt ans, enfermer dans la bière?
Nous aurons tout loisir, d'habiter ces maisons.

On ne meurt que trop tôt: qui nous presse? attendons.
Quant à moi, je voudrois ne mourir que ridée.
Voulez-vous emporter vos appas chez les morts?"
Que vous servira-t-il d'en être regardée?

Tantôt, en voyant les trésors

Dont le ciel prit plaisir d'orner votre visage,
Je disois: hélas! c'est dommage!
Nous-mêmes nous allons enterrer tout cela.
A ce discours flatteur la dame s'éveilla.
Le dieu qui fait aimer prit son temps, il tira
Deux trais de son carquois: de l'un il entama
Le soldat jusqu'au vif; l'autre effleura la dame.
Jeune et belle, elle avoit sous ses pleurs de l'éclat;
Et des gens de goût délicat

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Auroient bien pu l'aimer, et même étant leur femme.
Le garde en fut épris; les pleurs, et la pitié,
Sorte d'amour ayant ses charmes,

Tout y fit: une belle, alors qu'elle est en larmes,
En est plus belle de moitié.

Voilà donc notre veuve écoutant la louange,
Poison qui de l'amour est le premier degré :
La voilà qui trouve à son gre

Celui qui le lui donne. Il fait tant qu'elle mange:
Il fait tant que de plaire, et se rend en effet
Plus digne d'être aimé que le mort le mieux fait :
Il fait tant enfin qu'elle change;

Et toujours par degrés, comme l'on peut penser,
De l'un à l'autre il fait cette femme passer.
Je ne le trouve pas étrange:
Elle écoute un amant, elle en fait un mari.
Le tout au nez du mort qu'elle avoit tant chéri.
Pendant cette hyménée, un voleur se hasarde
D'enlever le dépôt commis aux soins du garde:

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Il en entend le bruit; il y court à grands pas,
Mais en vain : la chose étoit faite.
Il revient au tombeau conter son embarras,
Ne sachant où trouver retraite.
L'esclave alors lui dit, le voyant éperdu :
L'on vous a pris votre pendu?

Les lois ne vous feront, dites-vous, nulle grâce?
Si madame y consent, j'y remédierai bien.
Mettons notre mort en la place,

Les passans n'y connoîtront rien.

La dame y consentit. O volages femelles!

La femme est toujours femme. Il en est qui sont belles;
Il en est qui ne le sont pas :
S'il en étoit d'assez fidèles,
Elles auroient assez d'appas.

Prudes, vous vous devez défier de vos forces:
Ne vous vantez de rien. Si votre intention
Est de résister aux amorces,

La nôtre est bonne aussi: mais l'exécution
Nous trompe également: témoin cette matrone.
Et, n'en déplaise au bon Pétrone,
Ce n'étoit pas un fait tellement merveilleux,
Qu'il en dût proposer l'exemple à nos neveux.
Cette veuve n'eut tort qu'au bruit qu'on lui vit faire,
Qu'au dessein de inourir mal conçu, mal formé :
Car de mettre au patibulaire

Le corps d'un mari tant aimé,

Ce n'étoit pas peut-être une si grande affaire;
Cela lui sauvoit l'autre: et, tout considéré,
Mieux vaut goujat debout, qu'empereur enterré.

La Fontaine.

§ 15. 3. Conte. Thélème et Macare.

Macare est le bonheur et Thélème le désir ou la volonté.

Thélème est vive, elle est brillante,
Mais elle est bien impatiente;
Son œil est toujours ébloui,

Et son cœur toujours la tourmente.
Elle aimoit un gros réjoui,
D'une humeur toute différente.
Sur son visage épanoui
Est la sérénité touchante:
Il écarte à la fois l'ennui,
Et la vivacité bruyante.

Rien n'est plus doux que son sommeil,
Rien n'est plus doux que son réveil;
Le long du jour il vous enchante.
Macare est le nom qu'il portoit.
Sa maîtresse inconsidérée
Par trop de soin le tourmentoit:
Elle vouloit être adorée,
En reproches elle éclata:
Macare en riant la quitta
Et la laissa désespérée.
Elle courut étourdiment
Chercher de contrée en contrée
Son infidèle et cher amant,
N'en pouvant vivre séparée.
Elle va d'abord à la cour.
Auriez-vous vu mon cher amour?
N'avez-vous point mon cher Macare?
Tous les railleurs de ce séjour
Sourirent à ce nom bizarre,
T. III. p. 4.

Comment ce Macare est-il fait ?
Où l'avez-vous perdu, ma bonne?
Faites-nous un peu son portrait.
Ce Macare qui m'abandonne,
Dit-elle, est un homme parfait,
Qui n'a jamais haï personne,
Qui de personne n'est haï,
Qui de bon sens toujours raisonne,
Et qui n'eut jamais de souci.
A tout le monde il a su plaire.
On lui dit: ce n'est pas ici
Que vous trouverez votre affaire,
Et les gens de ce caractère
Ne sont pas dans ce pays-ci.
Thélème marcha vers la ville.
D'abord elle trouve un couvent,
Et pense dans ce lieu tranquille
Rencontrer son tranquille amant.
Le sous-prieur lui dit, madame,
Nous avons long-temps attendu
Ce bel objet de votre flamme,
Et nous ne l'avons jamais vu.
Mais nous avons en récompense
Des vigiles, du temps perdu,
Et la discorde et l'abstinence.
Lors un petit moine tondu
Dit à la dame vagabonde:
Cessez de courir à la ronde
Après votre amant échappé,

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Car si l'on ne m'a pas trompé,

Ce bon homme est dans l'autre monde.
A ce discours impertinent
Thélème se mit en colère:
Apprenez, dit-elle, mon frère,
Que celui qui fait mon tourment
Est né pour moi, quoi qu'on en dise;
Il habité certainement

Le monde où le destin m'a mise,

Et je suis son seul élément :
Si l'on vous fait dire autrement,
On vous fait dire une sottise.
La pelle courut de ce pas
Chercher au milieu du fracas
Celui qu'elle croyoit volage.
Il sera peut-être à Paris,
Dit-elle, avec les beaux esprits,
Qui l'ont peint si doux et si sage.
L'un d'eux lui dit: Sur mon avis,
Vous pourriez vous tromper peut-être ;
Macare n'est qu'en nos écrits;

Nous l'avons peint sans le connoître.
Elle aborda près du palais,
Ferma les yeux et passa vite:
Mon amant ne sera jamais
Dans cet abominable gite;
Au moins la cour a des attraits,
Macare auroit pu s'y méprendre;
Mais les noirs suivans de Thémis
Sont les éternels ennemis

De l'objet qui me rend si tendre.
Thélème au temple de Rameau,
Chez Melpomene, chez Thalie,
Au premier spectacle nouveau,
Croit trouver l'amant qui l'oublie.
Elle est priée à ces repas
Où président les délicats,
Nommés la bonne compagnie.
Des gens d'un agréable accueil
Y semblent au premier coup-deil
De Macare être la copie;
Mais plus ils étoient occupés
Du soin flatteur de le paroître,
Et plus à ses yeux détrompés
Ils étoient éloignés de l'être.
Enfin, Thélème au désespoir,
Lasse de chercher sans rien voir,
Dans sa retraite alla se rendre.
Le premier objet qu'elle y vit,
Fut Macare auprès de son lit,
Qui l'attendoit pour la surprendre.
Vivez avec moi désormais,
Dit-il, dans une douce paix,

Sans trop chercher, sans trop prétendre,
Et si vous voulez posséder

Ma tendresse avec ma personne,
Gardez de jamais demander
Au-delà de ce que je donne.
Les gens de Grec enfarinés
Connoîtront Macare et Thélème
Et vous diront, sous cet emblême,
A quoi nous sommes destinés.
Macare, c'est toi qu'on désire,
On t'aime, on te perd et je croi
Que je t'ai rencontré chez moi;
Mais je me garde de le dire.

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Quand on se vante de t'avoir, On en est privé par l'envie; Pour te garder il faut savoir Te cacher et cacher sa vie.

Voltaire...

§ 16. 4 Conte. L'ennui et le plaisir.
Pour s'égayer un jour l'ennui
Résolut de faire un voyage;
Il prit beaucoup d'or avec lui,
Et se fit un grand équipage.
Le dégoût, la satiété
La tristesse, l'oisiveté
Escortèrent le personnage.
Dix grosses mules du Poitou
Formoient le pesant attelage;
Deux cochers, six laquais, un page
Le conduisoient je ne sais où.
Dans sa magnifique voiture,
L'ennui voyageoit tristement,
Et bâilloit à chaque moment.
Les fleurs, les fruits et la verdure,
L'immensité du firmament,
Ses couleurs, sa lumière pure,
Ne le touchoient que foiblement;
Son œil mort voyoit froidement,
Les merveilles de la nature.
Quelquefois un livre il prenoit,
Et soudain il le refermoit.
Quel ouvrage auroit
pu distraire
Son esprit pétri de matière !
A mesure qu'il cheminoit,
En tout temps il se retournoit,
Ouvroit vingt fois sa tabatière,
Prenoit du tabac et dormoit.
Le moindre choc, la moindre pierre
Au même instant le réveilloit,
Et nonchalamment il rouvroit
Son humide et lourde paupière.
Pendant qu'il voyageoit ainsi,
Il rencontre un jeune étourdi,
A la démarche fière et leste;
Son air est vif et sémillant,
Son œil brille, il est pétillant,
Sa figure est toute céleste,
respire le sentiment

C'étoit un ange assurément.
Non, de l'ennui c'étoit le frère
Qui voyageoit à la légère
Accompagné de la gaîté,
L'amour et la vivacité;
C'étoit là tout son équipage..
Le désir devant lui couroit,
A son aspect tout s'animoit.
Philomèle par son ramage
Sur son chemin le saluoit,
Volant de bocage en bocage,
Le volage, le doux zéphyr
Jetoit des fleurs sur son passage:
Mes amis, c'étoit le plaisir.
Les deux frères se reconnurent
Au même instant qu'ils s'aperçurent;
Le plaisir embrassa l'ennui
Et se mit à côté de lui.

Il lui dit: où va votre altesse?
Nous voici tout près de Lutèce:
Ce séjour-là ne me vaut rien;
Pour vous, vous y serez fort bien.
Alors l'ennui se prit à dire :
Je ne sais pas trop où je vais ;
Je visite mon vaste empire,
Mais pour moi tout est sans attraits;
Tout me nuit, ou semble me nuire.
Je suis cependant un grand roi;
Rien ne se fait presque sans moi.
Et d'où vient donc que je m'ennuie?
Avez-vous cette maladie?
Le plaisir soudain lui répond:
Je ne la connus de ma vie,

La joie est toujours sur mon front,
Comme vous, je suis roi du monde,
Mais mon sceptre n'est pas de plomb,

Je rends la nature féconde;
C'est par moi qu'elle s'embellit:
C'est par vous qu'elle s'enlaidit.

On m'aime, on ine cherche, on vous fuit.
Tel est le veu de la nature,

On vous fait diable, on me fait dieu:
Mais je pars, car le temps ime dure:
Voici bientôt la nuit obscure;
Il faut chercher un gîte.. Adieu.
Le plaisir vit une bergère
Qui faisoit signe à son amant
De se glisser furtivement
Par une porte de derrière:
Il vole auprès d'eux à l'instant,
"Et fut heureux dans leur asile;
Mais l'ennui triste et mécontent
Alla se loger dans la ville.

Le Chev. de Rivarol.

§ 17. 5. Conte. Daphné métamorphosée en laurier.

D'Apollon, dieu des vers, de la lyre et du jour,
Daphné, nymphe des bois, fut le premier amour.
Non que du seul destin l'ascendant invincible
Eût décidé le choix de ce dieu trop sensible.
Cupidon, irrité, se fit un jeu cruel

D'embraser de ses feux le cœur de l'immortel.
Fier d'avoir triomphé d'un monstrueux reptile,
- Phoebus vit Cupidon qui, d'un arc indocile,
Tâchoit, en le courbant, de tendre le ressort.
Foible enfant, lui dit-il, a quoi bon cet effort ?
Pourquoi ces traits cruels dans tes mains innocentes?
Va, crois-moi, jette là ces armes trop pesantes:
Ce superbe carquois, parure des combats,
Sied mieux à mon épaule, et cet arc à mon bras.
Cet horrible dragon, à la gueule béante,

Qui couvroit tant d'arpens sous sa masse rampante,
Python, l'affreux Python, de mille traits percé,
Sous mes puissantes mains vient d'être terrassé.
Content de ton flambeau, dans le cœur d'une belle,
De je ne sais quels feux fais jaillir l'étincelle;
Fais pleurer des amans enchaînés sous tes lois;
Pleure toi-même aussi: ce sont là tes exploits.
Mais aux droits d'Apollon, garde-toi de prétendre.
De tes traits, je l'avoue, on ne peut se défendre,
Dit le fils de Vénus: mais défends-toi des miens,
Ou vante moins ta gloire; et toi-même conviens
Qu'autant un immortel surpasse le reptile,
Autant ton bras puissant cède à ma main débile;
Ose en courir l'honneur, ou du moins le danger.
Il dit, et l'arc en main prend un essor léger,
Et s'élevant dans l'air qu'il frappe de son aile,
Il atteint des neuf sœurs la montagne immortelle.
Là, sans être aperçu, sous un ombrage épais,
Dans son double carquois sa main choisit deux traits:
L'un armé d'un plomb vil, qui mollit et s'émousse,
Loin d'inspirer l'amour, l'écarte et le repousse;
Aiguisé sur la pierre, et dans le sang trempé,
L'autre ouvre au fol amour le coeur qu'il a frappe.
La nymphe, du premier, sent effleurer son âme;
L'autre perce le dieu, le pénètre et l'enflamme.
C'en est fait! malheureux! il aime sans retour:
Il aime, et Daphné craint jusqu'au nom de l'amour.
Elle aime à remporter d'une main triomphante,
Des hôtes des forêts la dépouille sanglante.

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