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CHATILLON

Que d'un bonheur si grand mon cœur se sent toucher!
LUSIGNAN

De vos bras, mes enfans, je ne puis m'arracher.
Je vous revois enfin, chère et triste famille,
Mon fils, digne héritier... vous... hélas! vous! ma fille !
Dissipez mes soupçons, ôtez-moi cette horreur,
Ce trouble qui m'accable au comble du bonheur.
Toi qui seul as conduit sa fortune et la mienne,
Mon Dieu qui me la rends, me la rends-tu chrétienne?
Tu pleures, malheureuse, et tu baisses les yeux!
Tu te tais! je t'entends! ô crime! ô justes cieux !
ZAIRE

Je ne puis vous tromper, sous les lois d'Orosmane...
Punissez votre fille...elle étoit musulmane.

LUSIGNAN

Que la foudre en éclats ne tombe que sur moi!
Ah! mon fils! à ces mots j'eusse expiré sans toi.
Mon Dieu! j'ai combattu soixante ans pour ta gloire;
J'ai vu tomber ton temple, et périr ta mémoire;
Dans un cachot affreux abandonné vingt ans,
Mes larmes t'imploroient pour mes tristes enfans;
Et lorsque ma famille est par toi réunie,

Quand je trouve une fille, elle est ton ennemie!
Je suis bien malheureux...c'est ton père, c'est moi,
C'est ma seule prison qui t'a ravi tà foi.

Ma fille, tendre objet de mes dernières peines,

Songe au moins, songe au sang qui coule dans tes veines;
C'est le sang de vingt rois, tous chrétiens comme moi;
C'est le sang des héros, défenseurs de ma loi;
C'est le sang des martyrs...ô fille encor trop chère !
Connois-tu ton destin? sais-tu quelle est ta mère ?
Sais-tu bien qu'à l'instant que son flanc mit au jour
Ce triste et dernier fruit d'un malheureux amour,
Je la vis massacrer par la main forcenée,
Par la main des brigands à qui tu t'es donnée?
Tes frères, ces martyrs égorgés à mes yeux,

T'ouvrent leurs bras sanglaus, tendus du haut des cieux.
Ton Dieu que tu trahis, ton Dieu que tu blasphemes,
Pour toi, pour l'univers est mort en ces lieux mêmes,
En ces lieux où mon bras le servit tant de fois,
En ces lieux où son sang te parle par ma voix.
Vois ces murs, vois ce temple envahi par tes maîtres;
Tout annonce le Dieu qu'ont vengé tes ancêtres :
Tourne les yeux: sa tombe est près de ce palais;
C'est ici la montagne, où, lavaut nos forfaits,
Il voulut expirer sous les coups de l'impie;
C'est là que de sa tombe il rappela sa vie
Tu ne saurois marcher dans cet auguste lien,
Tu n'y peux faire un pas sans y trouver ton Dieu;
Et tu n'y peux rester sans renier ton père,
Ton honneur qui te parle et ton Dieu qui t'éclairę,
Je te vois dans mes bras et pleurer et frémir;
Sur ton front pâlissant Dieu met le repentir;
Je vois la vérité dans ton cœur descendue;
Je retrouve ma fille après l'avoir perdue;
Et je reprends ma gloire et ma felicité,
En dérobant mon sang à l'infidélité.
NERESTAN

Je revois donc ma sœur...et son âme,

ZAIRE

Ah, mon père?'

Cher auteur de mes jours, parlez, que dois-je faire ?

LUSIGNAN

M'ôter par un seul mot ma honte et mes ennuis,

Dire, je suis chrétienne.

ZAIRE

Oui...seigneur...je le suis.

LUSIGNAN

Dieu, reçois son aveu du sein de ton empire.

§

Voltaire.

66. César instruisant Brutus du mystère de sa naissance.

CESAR, BRUTUS.
CESAR

Demeure. C'est ici que tu dois m'écouter;

Où vas-tu, malheureux ?

BRUTUS

Loin de la tyrannie.
CESAR

Licteurs, qu'on le retienne.

BRUTUS

Achève et prends ma vie.
CESAR

Brutus, si ma colère en vouloit à tes jours,
Je n'aurois qu'à parler, j'aurois fini leur cours;
Tu l'as trop mérité: ta fière ingratitude
Se fait de m'offenser une farouche étude;
Je te retrouve encore avec ceux des Romains
Dont j'ai plus soupçonné les perfides desseins,
Avec ceux qui tantôt ont osé me déplaire,
Ont bravé ma conduite, ont bravé ma colère.
BRUTUS

Ils parloient en Romains, César; et leurs avis,
Si les dieux t'inspiroient seroient encor suivis.
CESAR

J'excuse ton audace, et consens à t'entendre;
De mon rang avec toi je me plais à descendre;
Que me reproches-tu?

BRUTUS

Le monde ravagé,

Le sang des nations, ton pays saccagé;
Ton pouvoir, tes vertus qui font tes injustices,
Qui de tes attentats sont en toi les complices;
Ta funeste bonté, qui fait aimer tes fers,

Et qui n'est qu'un appât pour tromper l'univers.
CESAR

Ah' c'est ce qu'il falloit reprocher à Pompée;
Par sa feinte vertu la tienne fut trompée:

Ce citoyen superbe, à Rome plus fatal;
N'a pas même voulu César pour son égal.

Crois-tu, s'il m'eût vaincu, que cette âme hautaine
Eût laissé respirer la liberté Romaine?

Sous un joug despotique il t'auroit accablé,
Qu'eut fait alors Brutus.

BRUTUS

Brutus l'eût immolé.
CESAR

Voilà donc ce qu'enfin ton grand cœur me destine?
Tu ne t'en défends point. Tu vis pour ma ruine,
Brutus!

BRUTUS

Si tu le crois, préviens donc ma fureur. Qui peut te retenir.

CESAR, lui présentant la lettre de Servilie.

La nature et mon cœur.

Lis, ingrat, lis; connois le sang que tu m'opposes;
Vois qui tu peux haïr et poursuis si tu l'oses.

BRUTUS

Où suis-je? qu'ai-je lu? me trompez-vous, mes yeux?

Eh bien, Brutus! mon fils!

CESAR

BRUTUS

Lui, mon père! grands dieux!
CESAR

Oui, je le suis, ingrat! quel silence farouche!
Que dis-je? quels sanglots échappent de ta bouche?
Mon fils...quoi, je te tiens muet entre mes bras!
La nature t'étonne et ne t'attendrit pas !

BRUTUS

O sort épouvantable, et qui me désespère !
O sermens! ô patrie! ô Rome toujours chère !
César...ah, malheureux ! j'ai trop long-temps vécu.
CESAR

Parle. Quoi d'un remords ton cœur est combattu?
Ne me déguise rien. Tu gardes le silence!

Tu crains d'être mon fils; ce nom sacré t'offense:
Tu crains de me chérir, de partager mon rang;
C'est un malheur pour toi d'être né de mon sang!
Ah! ce sceptre du monde, et ce pouvoir suprême,
Ce César, que tu hais, les vouloit pour toi-même;
Je voulois partager avec Octave et toi,

Le prix de cent combats, et le titre de roi.

Ah, dieux!

BRUTUS

CESAR

Tu veux parler, et te retiens à peine? Ces transports sont-ils donc de tendresse ou de haine? Quel est donc le secret qui semble t'accabler?

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Tu n'oses me nommer du tendre nom de père ?

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Parle, en te l'accordant je croirai tout gagner.
BRUTUS

Fais-moi mourir sur l'heure ou cessé de régner.
CESAR

Ah, barbare ennemi, tigre que je caresse!
Ah! cœur dénaturé qu'endurcit ina tendresse !
Va, tu n'es plus mon fils; va, cruel citoyen,
Mon cœur désespéré prend l'exemple du tien :
Ce cœur à qui tu fais cette effroyable injure
Saura bien, comme toi, vaincre enfin la nature.
Va, César n'est pas fait pour te prier en vain;
J'apprendrai de Brutus à cesser d'être humain:
Je ne te connois plus. Libre dans ma puissance,
Je n'écouterai plus une injuste clémence.
Tranquille à mon courroux je vais m'abandonner;
Mon cœur trop indulgent est las de pardonner.
J'imiterai Sylla, mais dans ses violences;

Vous tremblerez, ingrats, au bruit de mes vengeances.
Va, cruel, va trouver tes indignes amis:
Tous m'ont osé déplaire, ils seront tous punis.
On sait ce que je puis, on verra ce que j'ose:
Je deviendrai barbare, et toi seul en es cause.
BRUTUS

Ah! ne le quittons point dans ses cruels desseins,
Et sauvons, s'il se peut, César et les Romains.

Voltaire.

§67. Scène d'Alzire.

ALVAREZ, GUSMAN, ZAMORE, ALZIRE, AMÉRICAINS,
SOLDATS.
ZAMORE

Cruels, sauvez Alzire, et pressez mon supplice.

ALZIRE

Non, qu'une affreuse mort tous trois nous réunisse.
ALVAREZ

Mon fils mourant, mon fils! ô comble de douleur !
ZAMORE & Gusman

Tu veux donc jusqu'au bout consommer ta fureur.
Viens, vois couler mon sang, puisque tu vis encore;
Viens apprendre à mourir en regardant Zamore.
GUSMAN à Zamore

Il est d'autres vertus que je veux t'enseigner,
Je dois un autre exemple, et je viens le donner.
(A Alvarez)

Le ciel qui veut ma mort, et qui l'a suspendue,
Mon père, en ce moment m'amène à votre vue:
Mon âme fugitive et prête à me quitter

S'arrête devant vous.....mais pour vous imiter.

Je meurs, le voile tombe, un nouveau jour m'éclaire;
Je ne me suis connu qu'au bout de ma carrière;
J'ai fait jusqu'au moment qui me plonge au cercueil
Gémir l'humanité du poids de mon orgueil.
Le ciel venge la terre: il est juste; et ma vie
Ne peut payer le sang dont ma main s'est rougie.
Le bonheur m'aveugla, la mort m'a détrompé :
Je pardonne à la main par qui Dieu m'a frappé.
J'étois maître en ces lieux, seul j'y commande encore:
Seul je puis faire grâce, et la fais à Zamore.
Vis, superbe ennemi, sois libre et te souvien
Quel fut et le devoir et la mort d'un chrétien.
(A Montèze, qui se jette à ses pieds)

Montèze, Américains, qui fûtes mes victimes,
Songez que ma clémence a surpassé mes crimes.
Instruisez l'Amérique, apprenez à ses rois,

Que les chrétiens sont més pour leur donner des lois.
(A Zamore)

Des dieux que nous servons connois la différence:

Les tiens t'ont commandé le meurtre et la vengeance;
Et le mien, quand ton bras vient de m'assassiner,
M'ordonne de te plaindre et de te pardonner.

ALVAREZ

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Quel changement, grand Dieu! quel étonnant langage!

ZAMORE

Quoi, tu veux me forcer moi-même au repentir!

GUSMAN

Je veux plus: je te veux forcer à me chérir,
Alzire n'a vécu que trop infortunée,
Et par mes cruautés, et par mon hyménée.
Que ma mourante main la remette en tes bras,
Vivez sans me haïr, gouvernez vos états,
Et de vos murs détruits rétablissant la gloire,
De mon nom, s'il se peut, bénissez la mémoire,
(A Alvarez)

Daignez servir de père à ces époux heureux;
Que du ciel par vos soins le jour luise sur eux.
Aux clartés des chrétiens si son âme est ouverte,
Zamore est votre fils et répare ma perte,

ZAMORE

Je demeure immobile, égaré, confondu :

Quoi donc les vrais chrétiens auroient tant de vertu!
Ah! la loi qui t'oblige à cet effort suprême,

Je commence à le croire, est la loi de Dieu même.
J'ai connu l'amitié, la constance et la foi;

Mais tant de grandeur d'ame est au-dessus de moi :
Tant de vertu m'accable, et son charme m'attire.
Honteux d'être vengé, je t'aime et je t'admire.
(Il se jette à ses pieds)

ALZIRE

Seigneur, en rougissant je tombe à vos genoux.
Alzire en ce moment voudroit mourir pour vous.
Entre Zamore et vous, mon âme déchirée,
Succombe au repentir dont elle est dévorée.

Je me sens trop coupable, et mes tristes erreurs...
GUSMAN.

Tout vous est pardonné, puisque je vois vos pleurs.
Pour la dernière fois approchez-vous, mon père,
Vivez long-temps heureux; qu'Alzire vous soit chère
Zamore, sois chrétien; je suis content; je meurs.
ALVAREZ à Montèze.

Je vois le doigt de Dieu marqué dans nos malheurs.
Mon cœur désespéré se soumet, s'abandonne
Aux volontés d'un Dieu qui frappe et qui pardonne.

§68. Scène de Mahomet.

ZOPIRE, MAHOMET.

ZOPIRE.

Ah! quel fardeau cruel à ma douleur profonde!
Moi, recevoir ici cet ennemi du monde !

MAHOMET.

Approche, et puisque enfin le ciel veut nous unir.
Vois Mahomet sans crainte, et parle sans rougir.
ZOPIRE.

Je rougis pour toi seul, pour toi dont l'artifice
A trainé ta patrie au bord du précipice;
Pour toi de qui la main sème ici les forfaits,
Et fait naître la guerre au milieu de la paix.
Ton nom seul parmi nous divise les familles,
Les époux, les parens, les mères et les filles;
Et la trève pour toi n'est qu'un moyen nouveau
Pour venir dans nos cœurs enfoncer le couteau.
La discorde civile est partout sur ta trace:
Assemblage inouï de mensonge et d'audace,
Tyran de ton pays, est-ce ainsi qu'en ce lieu
Tu viens donner la paix et m'annoncer un Dieu ?
MAHOMET.

Voltaire.

Si j'avois à répondre à d'autres qu'à Zopire,
Je ne ferois parler que le dieu qui m'inspire;
Le glaive et l'alcoran dans mes sanglantes mains
Imposeroient silence au reste des humains.
Ma voix feroit sur eux les effets du tonnerre,
Et je verrois leurs fronts attachés à la terre;
Mais je te parle en homme, et sans rien déguiser;
Je me sens assez grand pour ne pas t'abuser.
Vois quel est Mahomet; nous sommes seuls, écoute:
Je suis ambitieux; tout homme l'est sans doute,
Mais jamais roi, pontife, ou chef, ou citoyen
Ne conçut un projet aussi grand que le mien.
Chaque peuple à son tour a brillé sur la terre
Par les lois, par les arts, et surtout par la guerre.

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