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d'un meslange si universel, qu'elles effacent et ne retrouvent plus la cousture qui les a ioinctes. Si on me presse de dire pourquoy ie l'aymoys, ie sens que cela ne se peult exprimer qu'en respondant, « Parce que c'estoit luy; parce que c'estoit moy. " Il y a, au delà de tout mon discours et de ce que i'en puis dire particulierement, ie ne sçais quelle force inexplicable et fatale, mediatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous estre veus, et par des rapports que nous oyions l'un de l'aultre, qui faisoient en nostre affection plus d'effort que ne le porte la raison des rapports; ie croys par quelque ordonnance du ciel. Nous nous embrassions par nos noms, et à nostre premiere rencontre, qui feut par hazard en une grande feste et compaignie de ville, nous nous trouvasmes si prins, si cogneus, si obligez entre nous, que rien dez lors ne nous feut si proche que l'un à l'aultre..... Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé (car nous estions touts deux hommes faicts, et luy plus de quelque annee), elle n'avoit point à perdre temps; et n'avoit à se regler au patron des amitiez molles et regulieres, ausquelles il fault tant de precautions de longue et prealable conversation. Cette cy n'a point d'aultre idée que d'elle mesme, et ne se peult rapporter qu'à soy : ce n'est pas une speciale consideration, ny deux, ny trois, ny quatre, ny mille; c'est ie ne sçay quelle quintessence de tout ce meslange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne; qui, ayant saisi toute sa volonté, la mena se plonger et se perdre en la mienne, d'une faim, d'une concurrence pareille : ie dis perdre, à la verité, ne nous reservant rien qui nous feust propre, ny qui feust ou sien, ou mien.....

.....

L'ancien Menander disoit celuy là heureux qui

avoit peu rencontrer seulement l'ombre d'un amy il avoit certes raison de le dire, mesme s'il en avoit tasté. Car, à la verité, si ie compare tout le reste de ma vie, quoy qu'avecques la grace de Dieu ie l'aye passee doulce, aysee, et, sauf la perte d'un tel amy, exempte d'affliction poisante, pleine de tranquillité d'esprit, ayant prins en payement mes commoditez naturelles et originelles, sans en rechercher d'aultres; si ie la compare, dis ie, toute, aux quatre annees qu'il m'a esté donné de iouyr de la doulce compagnie et societé de ce personnage, ce n'est que fumee, ce n'est qu'une nuict obscure et ennuyeuse. Depuis le iour que ie le perdis, ie ne foys que traisner languissant, et les plaisirs mesmes qui s'offrent à moy, au lieu de me consoler, me redonblent le regret de sa perte : nous estions à moitié de tout; il me semble que ie luy desrobe sa part.

Nec fas esse ulla me voluptate hic frui

Decrevi, tantisper dum ille abest meus particeps 1.

l'estois desia si faict et accoustumé à estre deuxiesme partout, qu'il me semble n'estre plus qu'à demy.....

Tout cela est d'un sentiment exquis, et je n'ajoute plus rien à ces citations. Non pas qu'on ne trouve encore dans ce vingt-septième chapitre des observations très-justes sur l'amitié dans le mariage, entre père et fils, entre frères, et sur les obstacles nombreux qui en limitent l'expansion. Mais je m'arrête ici et ne

1 Je me suis condamné à ne jouir d'aucun plaisir, aussi longtemps que je serai séparé de celui avec qui je partageais tout. TÉRENCE.

veux pas affaiblir l'impression délicieuse que les pages qui précèdent ont dû causer au lecteur.

CHAPITRE XXVIII.

VINGT ET NEUF SONNETS D'ESTIENNE DE LA BOÉTIE.

Vingt-neuf sonnets! à lire de suite! Montaigne a voulu faire passer à la postérité les vingt-neuf sonnets de son ami. Ce n'est pas tout à fait une raison pour qu'on les lise. Je m'imagine que les pages ont toujours été tournées très-rapidement à cet endroit des Essais. Pourtant Boileau a dit :

Un sonnet sans défaut vaut seul un long poëme.

C'est possible. D'abord le plus souvent un long poëme ne vaut rien. On fait encore des sonnets aujourd'hui. Les lit-on? Je ne crois pas, et comme ceux d'Estienne de La Boétie auraient certainement le même sort, si je m'avisais d'en citer, j'aime mieux passer au chapitre suivant.

CHAPITRE XXIX.

DE LA MODERATION.

Ce chapitre pourrait être intitulé : De la modération dans les plaisirs du mariage, et à ce propos Montaigne aborde bravement une série de ces détails très-risqués où, à vrai dire, il semble assez souvent se complaire. Je ne le suivrai pas dans cette voie, et me contenterai de citer quelques lignes parfaitement chastes de la première page.

.....

On peult et trop aimer la vertu, et se porter excessivement en une action iuste. A ce biais s'accommode la voix divine, « Ne soyez pas plus sages qu'il ne fault; mais soyez sobrement sages. » l'ay veu tel grand blecer la reputation de sa religion, pour se montrer religieux oultre tout exemple des hommes de sa sorte.

Montaigne a voulu probablement parler de Henri III.

l'ayme des natures temperees et moyennes; l'immoderation vers le bien mesme, si elle ne m'offense, elle m'estonne, et me met en peine de la baptizer.....

Encore un mot pour recommander ce chapitre amusant aux lecteurs qui aiment le langage plus ou moins gaulois. Ils y trouveront bon nombre de

citations historiques, ne manqueront pas de prendre en haute estime la vertu de la reine Zénobie, qui, une fois enceinte, laissoit courir son mary tout le temps de sa conception, et pourront enfin faire leur profit de la réponse de l'empereur Ælius Verus à sa femme, qui se plaignait de quoy il se laissoit aller à l'amour d'aultres femmes : « C'est par conscience, lui dit-il ; » le mariage estant un nom d'honneur et de dignité, » non de folastre et lascive concupiscence. »

Je soupçonne l'empereur Ælius Verus d'avoir été un franc hypocrite.

CHAPITRE XXX.

DES CANNIBALES.

Dans ce chapitre, Montaigne se prend d'une belle admiration pour les sauvages, et voit le bonheur de l'homme aussi parfait que possible dans la vie qui précède toute civilisation. La découverte de l'Amérique était alors récente. A ce sujet les têtes se montaient facilement. Il y a longtemps qu'on est revenu de ces idées-là, et sans parler des peuplades sauvages qui vivent aujourd'hui si misérablement sur le con

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