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mense bienfait assuré immanquablement à l'avenir par ces éloquentes paroles! Il ne nous suffit pas d'admirer. Remercions Montaigne d'avoir ainsi ouvert la voie à l'un des plus incontestables progrès des temps modernes. Et pourtant il ne fut pas tout d'abord écouté. Longtemps après, dans la célèbre maison de Port-Royal, les enfants étaient soumis aux plus durs traitements.

On pourrait ici placer cette remarque, que Montaigne ne fut pas apprécié à sa valeur par ses contemporains. Sa gloire grandit après lui. Mais c'est surtout au dix-huitième siècle qu'appartient l'honneur de l'avoir portée au degré élevé qu'elle mérite.

Pour les dernières pages de ce chapitre, je m'en tiens à regret à citer quelques lignes seulement :

Le monde n'est que babil; et ne veis iamais homme qui ne die plustost plus, que moins qu'il doibt.

Cela est vrai de tous les temps, et peut-être plus encore de notre temps.

C'est un bel et grand adgencement sans doubte que le greċ et le latin, mais on l'achete trop cher.....

Tout le monde pense cela aujourd'hui; tout le monde dit qu'on donne trop de temps au grec et au

latin. Mais la tradition est la plus forte, et les choses ont peu changé.

Voici comment Montaigne termine ce beau traité d'éducation :

Pour revenir à mon propos, il n'y a tel il n'y a tel que d'alleicher l'appetit et l'affection; aultrement on ne faict que des asnes chargez de livres, on leur donne à coups de fouet en garde leur pochette pleine de science; laquelle, pour bien faire, il ne fault pas seulement loger chez soy, il la fault

espouser.

CHAPITRE XXVI.

C'EST FOLIE DE RAPPORTER LE VRAY ET LE FAULX AU IUGEMENT DE NOSTRE SUFFISANCE.

Montaigne pense qu'il ne faut pas condamner résolument une chose comme fausse et impossible, parce que nous ne la comprenons pas :

Ce n'est pas à l'adventure sans raison que nous attribuons à simplesse et ignorance la facilité de croire et de se laisser persuader; car il me semble avoir apprins aultrefois que la creance estoit comme une impression qui se faisoit en nostre ame; et à mesure qu'elle se trouvoit plus molle et de moindre resistance, il estoit plus aysé à y empreindre quelque chose..... D'autant que l'ame est plus

vuide et sans contrepoids, elle se baisse plus facilement soubs la charge de la premiere persuasion: voylà pourquoy les enfants, le vulgaire, les femmes et les malades sont plus subiects à estre menez par les aureilles. Mais aussi, de l'aultre part, c'est une sotte presumption d'aller desdaignant et condamnant pour faulx ce qui ne nous semble pas vraysemblable qui est un vice ordinaire de ceulx qui pensent avoir quelque suffisance oultre la commune..... La raison m'a instruict que, de condamner ainsi resolument une chose pour faulse et impossible, c'est se donner l'advantage d'avoir dans la teste les bornes et limites de la volonté de Dieu et de la puissance de nostre mere nature; et qu'il n'y a point de plus notable folie au monde, que de les ramener à la mesure de nostre capacité et suffisance..... Considerons au travers de quels nuages, et comme à tastons, on nous mene à la cognoissance de la pluspart des choses qui nous sont entre mains: certes nous trouverons que c'est plustot accoutumance que science qui nous en oste l'estrangeté, et que ces choses là, si elles nous estoyent presentees de nouveau, nous les trouverions autant ou plus incroyables qu'aulcunes aul

tres.....

.....

Si l'on entendoit bien la difference qu'il y a entre l'impossible et l'inusité, et entre ce qui est contre l'ordre de la nature et contre la commune opinion des hommes, en ne croyant pas temerairement, ny aussi ne descroyant pas facilement, on observeroit la regle de Rien trop, commandee par Chilon.....

.....

C'est une hardiesse dangereuse et de consequence, oultre l'absurde temerité qu'elle traisne quand et soy, de mespriser ce que nous ne concevons pas : car aprez que, selon vostre bel entendement, vous avez estably les limites

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de la verité et de la mensonge et qu'il se treuve que vous avez necessairement à croire des choses où il y a encores plus d'estrangeté qu'en ce que vous niez, vous vous estes desia obligé de les abandonner.....

.....

Que ne nous souvient il combien nous sentons de contradiction en nostre iugement mesme! Combien de choses nous servoient hier d'articles de foy, qui nous sont fables auiourd'hui ! La gloire et la curiosité sont les fleaux de nostre ame cette cy nous conduict à mettre le nez partout; et celle là nous deffend de rien laisser irresolu et indecis.

En quel bon langage est faite cette réponse aux opinions tranchées, au septicisme méprisant de certains de nos philosophes qui croient souvent, sans s'en rendre compte et par accoustumance, comme dit Montaigne, à des choses plus invraisemblables et plus étranges que celles qu'ils nient! Et en effet, l'inconnu, l'infini nous débordent. Qui oserait fixer certainement les limites de l'erreur et de la vérité?

CHAPITRE XXVII.

DE L'AMITIÉ.

Dans ce chapitre, Montaigne nous parle surtout d'Estienne de La Boétie. On sait quelle tendre amitié les unissait. Montaigne a choisi là une manière simple

et touchante de traiter son sujet. Voulant parler de l'amitié, pouvait-il faire mieux que de s'adresser ainsi au lecteur : « J'avais un ami, je ne puis me consoler » de l'avoir perdu, et je vais vous dire combien je >> l'aimais. Ce n'est pas là tout le vingt-septième chapitre; c'est la partie principale, et Montaigne y fait voir de charmantes délicatesses de cœur.

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Il fait d'abord l'éloge du beau livre de La Boétie, la Servitude volontaire :

.....

C'est tout ce que i'ay peu recouvrer de ses reliques, moy qu'il laissa, d'une si amoureuse recommendation, la mort entre les dents, par son testament, heritier de sa bibliotheque et de ses papiers, oultre le livret de ses œuvres que i'ay faict mettre en lumiere. Et si suis obligé particulierement à cette piece, d'autant qu'elle a servy de moyen à nostre premiere accointance; car elle me feut montree longue espace avant que ie l'eusse veu, et me donna la premiere cognoissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié que nous avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entiere et si parfaicte, que certainement il ne s'en lit gueres de pareilles, et entre nos hommes il ne s'en veoid aulcune trace en usage. Il fault tant de rencontres à la bastir, que c'est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siecles.....

.....

Ce que nous appellons ordinairement amis et amitiez, ce ne sont qu'accointances et familiaritez nouees par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos ames s'entretiennent. En l'amitié de quoy ic parle, elles se meslent et confondent l'une en l'aultre

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